24 - pluie

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Le réveil fût difficile, comme se doivent de l'être tous les réveils. C'est une question de principe. Jilian avait l'impression de devoir négocier avec le moindre muscle, la moindre parcelle de peau pour parvenir à en faire quelque chose. Les souvenirs de la veille n'étaient pas clairs, mais quoi qu'il se soit passé, son corps avait vraisemblablement trouvé le moyen de devenir une reproduction parfaite d'un conseil de l'ONU : toute action paraissait complexe et vaine. Le temps de parvenir à prendre une décision, elle n'aurait déjà plus de sens. Si bien que tout semblait perdu d'avance. Toute résistance était futile. Jilian Break en arriva donc à faire la seule chose qui lui paraissait envisageable à ce moment précis : faire l'appel.

A défaut de pouvoir les mouvoir, il espérait ainsi vérifier la présence et le bon fonctionnement de chaque partie de son corps. A première vue, aucun membre ne manquait à l'appel, ce qui était plutôt rassurant. De la même façon, sa tête semblait toujours clairement maintenue à sa nuque. Une autre bonne nouvelle. Ses yeux par contre refusaient de s'ouvrir. Il allait falloir se contenter de cette obscurité pour le moment. Ceci dit, il fallait bien admettre que pour une fois, l'obscurité était chaleureuse, confortable. Il n'était pas désagréable de s'y rouler complètement, comme dans une couverture molletonnée. D'ailleurs, il lui semblait bien qu'une couverture était impliquée. Il faisait bon. Il pouvait sentir que par endroit le drap s'était désolidarisé de la couette, il sentait la différence de texture d'un endroit à l'autre de ses jambes. Ses bras en revanche semblaient complètement à l'air libre, reposant contre une surface beaucoup plus solide que celle sur laquelle son dos reposait. Il y avait donc différence de support. Fallait-il en déduire que ses son dos et ses bras n'étaient pas au même endroit ? Impossible, quelques instants plus tôt, il avait vérifié et ses bras étaient encore solidement ancrés à ses épaules, elles-mêmes fermement rattachées à son dos. Il y avait différence de support donc mais sans pour autant contraindre son unité physique.

A vrai dire, il avait beau tout passé au peigne fin autant que faire se peut, il n'arrivait pas à comprendre où il était. Il n'arrivait pas à faire le lien. Il était comme né de la dernière pluie. Combien de temps ? Combien d'endroits ? Rien ici ne faisait sens. Rien ici n'était clair. Il était une bulle perdue dans un océan né des pluies d'hier. C'était une pensée aussi agréable qu'angoissante. Pas de passé. Tout était possible. Il n'y avait jamais rien eu avant. Pas de passé. Pas de marque, pas de cicatrice. Pas de poids à porter, à traîner, à rouler derrière lui comme autant de casseroles brinquebalantes.

Il aimait bien les jours de pluie. Les jours de pluie il n'y avait pas besoin de sortir, pas besoin de faire semblant d'aimer le monde extérieur. Il pouvait rester tranquillement à l'intérieur, au sec, à l'abri, et tout se passait pour le mieux. Il aimait bien les jours de pluie parce que c'était l'excuse parfaite pour se plonger dans les livres. Comme l'autre aimait le faire. Il ne voulait pas dire à l'homme qu'il aimait les livres en souvenir de cet autre qu'il avait perdu. Parce qu'il n'avait pas le droit de se souvenir. Parce qu'il y aurait sans doute encore punition si jamais l'adulte comprenait pourquoi il plongeait dans les livres. Il aurait voulu savoir pourquoi l'adulte voulait à ce point qu'il oublie. Avec un peu de chance, il trouverait la réponse dans les livres. Avec un peu de chance, l'autre aussi était plongé dans les livres parce que peut-être que l'autre aussi vivait un jour de pluie, et peut-être même que c'était dans le même livre qu'il était plongé. Et c'était ça qu'il espérait alors qu'il plongeait dans ces livres des jours de pluie.

Comment on était censé se comporter quand on était né des pluies d'hier ? Ces mots qui lui trainaient dans la tête et sur la peau, où les avait-il trouvés ? Est-ce qu'ils étaient apparus avec lui ? Tout fraîchement émoulus des pluies d'hier, de cet océan vide de sens qui maintenant lui tenait lui de passé ? Forcément il y avait quelque chose avant, quelque chose qu'il n'arrivait pas à saisir, dont il n'arrivait pas à se souvenir. Ce devait être là quelque part. Y avait-il seulement un début à l'océan ? A quel point l'eau avait-elle un avenir devant elle ? Et lui, à quel endroit avait-il perdu le fil ?

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant