MAEL

45 5 9
                                    



Nous prenons le métro à notre sortie de l'immeuble. Au bout de quelques minutes de route, je descends à la station Caldwell avant de marcher quinze minutes jusqu'à la fabrique de carreaux tandis que Jared continue sa route pour se rendre à son travail. Les paroles de mon père ne me quittent pas un seul instant. Elles me torturent et me mettent hors de moi. J'essaie de passer à autre chose, mais ce n'est pas facile pour autant. Je ne peux pas l'ignorer, car c'est tout de même mon père et son indifférence me torture psychologiquement. Devant un carton de carreaux, je consulte le nouveau modèle à peindre même si je n'ai aucun courage pour tenir le pinceau en main.


- Est-ce que tout va bien ? J'entends.


Une voix familière dans mon dos me fait sursauter.


Je me retourne et retrouve le visage curieux de mon patron. M. Duke. Cet homme de couleur qui n'a pas hésité une seconde à me recruter quand il s'est aperçu de mon talent. Il m'a offert une chance et je ne veux pas la gâcher. En tout cas, travailler à mi-temps dans cette fabrique est la seule façon que je connaisse pour me garantir un avenir meilleur.


- Tu veux en parler ? Me demande-t-il en grattant sa barbe blanche.


- De quoi ? Je réponds en versant la peinture bleue dans un gobelet.


- De ce que tu avais hier par exemple ?


Je baisse mon regard sur le carreau d'un blanc immaculé, sans articuler un seul mot. Je n'en peux plus de lui raconter ma vie, de toujours lui faire part de mes problèmes. Une larme m'échappe des yeux pour s'écraser sur la céramique. Avec son pouce, il l'essuie. Il m'invite dans son bureau et tente de me tirer les vers du nez.


- C'est mon père. Il est venu me voir hier, je finis par céder devant son air inquiet.


- Je croyais que tout allait bien. Tu me l'as assuré hier, fait-il en se renfrognant.


- C'est que je n'en peux plus de vous emmerder avec mes problèmes. Ils ne se terminent jamais.


- Eh, lâche-t-il en relevant mon menton. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi si tu y vois l'intention de t'envoyer balader parce que tu te confies à moi.


Évidemment que non ! La seule chose que je vois dans ses yeux noirs est de la compassion et de l'empathie, beaucoup même. Je n'ai jamais compris pourquoi ce cinquantenaire perdait son temps à m'écouter pleurnicher. Il pourrait bien m'envoyer balader avec mes histoires de famille, mais non ! Bien au contraire, il essaie de me comprendre, m'écoute et m'aide à trouver des solutions.


- Écoute, malgré notre différence d'âge, je te considère comme un ami. Et ce serait inhumain de ma part de ne pas être à l'écoute d'un jeune en détresse. Et ne va pas croire que je le fais par obligation, hein !


- Dans ce cas, pour quelle raison passer votre temps à écouter mes problèmes ?


- Parce que tu me rappelles une personne qui a beaucoup compté pour moi et dont je n'ai pas eu le temps de profiter, me dit-il en reniflant le regard tourné vers la baie vitrée.


Ses traits se crispent d'un coup. Je cherche à comprendre ce qui l'a tant marqué dans sa vie. M. Duke a toujours été une personne sympa, même avec ses employés, même ceux de la classe la plus modeste. Ici dans sa fabrique, nous travaillons en parfaite harmonie comme si nous étions une famille. Je ne connais pas grand-chose de sa vie, il connaît pourtant la mienne. Tout ce que je sais de lui, je l'ai entendu dans les couloirs de cette fabrique. Il est marié et, mais n'a pas d'enfants.


- Il aurait ton âge s'il n'était pas mort-né, murmure-t-il le regard vague avec une expression de douleur sur le visage qui me déstabilise. Il aurait vingt-et-un ans, comme toi. C'était un petit garçon, me confie-t-il les épaules voûtées. Ma femme et moi étions si heureux d'apprendre qu'on allait avoir un enfant. Il allait remplir de joie notre vie. Un petit bout de nous qui grandissait chaque jour dans le ventre de mon épouse. L'échographie indiquait que tout allait bien. C'était une grossesse sans complications. Chaque jour qui passait nous rapprochait de son arrivée et faisait de nous le couple le plus heureux. Mais hélas, le jour de l'accouchement venu, je suis allé retrouver ma femme à la clinique dès qu'elle m'a téléphoné. Enthousiasmé et débordant de joie, je me suis rendu à la maternité et quand je suis arrivé, on ne m'a pas laissé entrer dans la salle d'accouchement. J'ai compris que quelque chose n'allait pas. Une demi-heure plus tard, le gynécologue est sorti et m'a appris que notre enfant était mort-né. Ma femme était en larmes, et j'ai pleuré avec elle en réalisant que notre enfant ne serait jamais avec nous.

Save My SoulWhere stories live. Discover now