chapitre 2: La belle au bois Dormant

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D'abord, il n'avait pas vu grand-chose. Il se trouvait dans le coin d'une pièce très sombre. Les volets étaient fermés et les rideaux, fins voiles blancs, étaient tirés. Pourtant, l'obscurité n'était pas complète, des rais de lumière blafarde pointaient les contours de la fenêtre. Des milliers de grains de poussière en suspension voltigeaient, à l'aveugle, soulevés par un petit ventilateur qui ronronnait tristement. Thys s'était surpris à suivre la course insensée et sans but d'une particule volatile, cela l'apaisait et vidait son esprit. Il n'était rien, n'avait besoin de rien et n'espérait rien.

Combien de temps son délire avait-il duré ? Le souffle d'une âme en transfert comme lui, sans doute sa sœur, lui avait permis de reprendre pied, même si l'expression n'était pas appropriée à la situation. Il s'était alors focalisé sur la pièce et son contenu. Il avait vaguement discerné le contour de quelques meubles : une grande armoire massive à deux portes, agrémentée d'un tiroir entrouvert d'où s'échappait un bout de drap clair, une commode surmontée de petits bibelots poussiéreux, un portemanteau sur pied complètement vide, exposant ses bras aussi nus que les branches d'un chêne en d'hiver, un vieux coffre en bois mité qui cachait sans doute des trésors et un grand lit coiffé d'une espèce de moustiquaire aux allures de baldaquin.

Évidemment, c'était ce lit qui avait sollicité toute l'attention du garçon. À peine avait-il émis la pensée d'y jeter un coup d'œil plus appuyé qu'il s'était senti comme téléporté juste au-dessus. Une nouvelle fois, ses ventouses mentales l'avaient arrimé au sol, l'empêchant d'être scotché au plafond. Il avait alors découvert avec émotion qu'un corps occupait le lit.

Une femme, allongée sur le dos, reposait sur les couvertures. Totalement immobile, sans signe apparent de vie, elle gisait le visage grave et les membres droits. Ses cheveux sombres, très longs, avaient été soigneusement coiffés et déposés harmonieusement sur sa poitrine, ses mains aux ongles bien taillés étaient croisées sur son ventre. Elle portait une longue nuisette noire à dentelles qui laissait paraître la peau blanche de ses épaules et de ses bras filiformes. Une sorte de petite couverture de laine, de celles qui recouvrent les nouveau-nés dans leur berceau, avait été déposée négligemment sur ses pieds. Thys avait cru se trouver dans la chambre d'une défunte. Pourtant, aucune fleur ne tenait compagnie au corps et l'ambiance, bien que saisissante, n'était pas mortuaire.

Soudain, la porte de la chambre s'était ouverte à la volée, laissant le spectateur saisir l'image d'un couloir tout blanc agrémenté de tableaux au cadre lourdement sculpté. Une petite femme au visage ingrat, habillée en soubrette du dix-neuvième siècle, venait d'entrer. Elle avait allumé deux lampes de chevet et commencé à épousseter les meubles avec un énorme plumeau bleu. La poussière, ainsi réveillée, faisait la fête et choisissait un nouvel emplacement de repos. La femme de ménage plissait son long nez qui finissait par deux petites boules côte à côte, prête à éternuer. Après avoir soulevé et reposé brutalement deux ou trois bibelots, sans un regard pour la femme étendue sur le lit, elle avait ensuite ouvert l'armoire et sortit une robe de soirée. Son choix s'était porté sur une tenue soyeuse d'un bleu nuit intense. Elle l'avait caressée avec convoitise avant de l'enfiler par-dessus sa jupe courte et de se dandiner devant la glace qui couvrait les portes de l'armoire. Elle s'était admirée et avait essayé diverses poses en tortillant ses cheveux pour rendre moins ingrate sa coupe raide. Elle avait étouffé un cri de douleur quand elle s'était cogné sa cheville épaisse contre l'angle du tiroir en bas de l'armoire. Rageuse, d'un coup de pied, elle avait repoussé le tiroir entrebâillé qui refusait de fermer, en pleine digestion d'un drap trop rêche. Puis dans sa lancée, se croyant belle dans cette tenue qui moulait sa chaire molle et débordante, elle avait arpenté les lieux, en maîtresse fière et présomptueuse. Enfin, elle s'était approchée du lit et s'était penchée sur la belle endormie.

— Comment ça va ce soir, Madame ? avait-elle dit, en appuyant exagérément sur la première syllabe.

Puis, elle s'était armée de son plumeau et avait épousseté avec malice le doux visage fermé qui ne bronchait pas. Elle avait poussé le plaisir jusqu'à frotter vigoureusement les épaules inertes à l'aide d'un torchon sale qu'elle rangeait dans la poche de son tablier. Son travail accompli, elle avait contemplé avec satisfaction les taches rouges qui apparaissaient sur la peau.

— Ben, oui, ma p'tite dame, ça ne bouge pas plus qu'un meuble toute cette chair ! Plus besoin de crème de soin pour faire sa belle ! Hein ! Et les jolies toilettes qui se morfondent dans les placards, faut les sortir un peu, elles s'ennuient au point de perdre leurs couleurs !

Elle avait soulevé la petite couverture qui abritait les pieds fins de la belle endormie et l'avait jeté au loin avec un rictus mauvais au coin de ses lèvres épaisses trop fardées.

— Ça serait dommage que vous preniez un coup de froid en plus, dans votre état !

Thys avait assisté à toute la scène. Il avait été choqué par le comportement de cette femme de ménage et restait intrigué par la femme du lit. Elle n'était donc pas morte ! Sa peau réagissait aux agressions et sa tortionnaire se moquait de sa santé ! De quoi pouvait-elle souffrir !

Un bruit de pas au loin accompagné d'une voix d'homme autoritaire avait fait sursauter la soubrette qui s'était mise à se trémousser pour ôter rapidement la robe bleu nuit qu'elle avait subtilisée. Thys avait entendu ou senti les coutures craquer. La robe avait gémi une dernière fois quand elle fut étirée à l'encolure pour rejoindre plus rapidement son cintre.

Avant de sortir, la femme de ménage avait jeté un regard circulaire autour d'elle. Thys avait eu l'impression que son regard torve le percutait. Il avait tenté un mouvement de recul qui n'avait été suivi d'aucun effet. Déjà, la vilaine femme avait quitté la chambre en oubliant d'éteindre les faibles lumières diffusées par les lampes de chevet et de recouvrir les pieds délicats de l'inconnue. Le jeune Ether avait été tenté de ramasser la petite couverture pour protéger du froid les membres blancs de la Belle au bois dormant, mais il n'avait aucune prise sur la matière et aucun moyen de se mouvoir à sa volonté. Il était donc resté, tel un filet d'air au bord du lit à se désoler pour la pauvre malade. Puis la porte s'était ouverte une nouvelle fois, une main large crispée sur la poignée. Un homme se tenait dans la pénombre du couloir, hésitant à entrer. Thys n'avait pas réussi à distinguer ses traits, mais la silhouette était massive. À l'instant où l'inconnu allait franchir le palier, Thys s'était senti aspiré violemment en arrière et s'était retrouvé chaussé de son corps au côté de sa sœur devant le bassin dans la nuit installée. Ils s'étaient regardés suffoqués par les sensations et avaient commenté une bonne partie de la nuit leur expérience de voyage hors corps charnel dans un lieu si déroutant.

Thys était englouti dans ses souvenirs quand la voix terrible du Maître Arcan hurla une nouvelle fois à son oreille.

— Interdiction de laisser son esprit vagabonder, Thys ! Tu dois faire le vide, LE VIDE !

Tout l'après-midi ne fut que remontrances et vaines tentatives si bien que le jeune Ether, dès la pause de fin de journée, alla chercher réconfort auprès de Clotaire et de ses mets appétissants et abondants.

Thys, La porte de Tiahuanaco             (Tome 2)  [ Terminé ]Where stories live. Discover now