VI. Là où les mots vont seuls

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Le marchand de rêves brisés.

«Hop ! Qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons ! »
Arthur Rimbaud, Le bal des pendus, 1880.

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Il y avait une ville, derrière toutes les autres, une ville si petite qu'on la connaîtrait presque déjà.
Elle était de celles-là qui ne semblent jamais réussir à passer les hivers, bien qu'elle eu parût à n'importe qui avoir bien des siècles derrière elle.

Elle était de ces villes qui regorgent d'aventures que jamais personne ne prend la peine d'écouter, de celles dont les tourments se transforment en légendes tant les années se sont écoulées depuis lors. Elle était de ces villes qui semblent avoir tout vécu et de celles-ci qui ne conteront jamais ces histoires.

Elle était cette ville, cette ville où personne ne rêvait, personne ne souriait, ne s'aimait, ne se regardait, ne marchait, personne, personne, personne ne vivait. Non personne.
Elle était une ville vide, perdue dans un passé qui, lui, avait trop vécu.

Alors dans son magasin au beau milieu de cette ville sans personne, la nuit avait rejoint les âmes esseulées et le marchand, faute de monde, monologuait.

Il disait :
« Comme les rues sont vides ces jours ! Les pavés semblent taquiner le ciel ! La pluie foule les chaussées plus souvent que ne le font les pieds ! Les temps font la misère du monde vous savez (car il se vouvoyait). Il n'y aurait jamais plus d'ennui qu'un vent qui vous souffle aux oreilles pour vous rappeler qu'aucune autre voix n'est là pour le faire, ni aucune autre lèvre. Quand on voit le temps, c'est qu'on n'a plus rien d'autre à voir ! Et quand on le sent... Dieu, quand on le sent ! Les frissons des vents sont les caresses de l'ennui ! Les temps sont les absents qui se font remarquer, toutes les notes l'ont pourtant compris. Quel vide, vous dis-je, quel vide que d'entendre la pluie ! Pensez vous que le monde ne fût assez fou pour laisser les silences ? Oui, il l'est, mais pas à ce point. Ou peut-être que si, peut-être est-ce pour rendre le silence plus rare et effrayant encore ? Je ne sais pas, comprenez, je ne sais pas cela. Mais je sais le temps et je sais qu'il comble où il faut combler. Et comme je sais l'humain aussi, je sais qu'il ne remarque que ce qu'il reste. Et le temps reste. Quand on n'a plus rien à se dire, ou plus rien à contempler que les nuages qui se traînent, il reste toujours. »

Il avait toujours plus ou moins bien monologué.
Quelques fois, d'autres personnes que lui même s'invitaient dans sa maigre vie solitaire -des amis, des clients, des gens de passage et d'un peu plus longtemps- puis quand ils repartaient, et bien il monologuait moins bien qu'avant.
Il n'avait pas vu tant d'âmes que ça, le marchand avait quelques décennies ou plus ; la vie n'était pas faite pour être comptée, d'après lui.

Alors il disait :
« Oh oui, comme le temps reste. Le temps reste comme les nôtres regagnent doucement la sortie. Et quel temps ! Nos pluies font tapage dans nos crânes bien vides, vides comme les rues, et notre temps s'en va alors, les pluies comblent le silence que nos pensées ne comblent pas, car nos pensées, elles aussi et comme le reste, sont vides. Et nos temps s'en vont toujours, peut importe la vacuité de nos têtes, les pluies tombent, les soleils tournent, les années s'envolent, et le temps reste. Pas les nôtres, pourtant. Mais je vous le demande, qui comptera nos vies, après celles-ci ? Nous tournons bêtement comme des chevaux de manège autour d'un soleil que nous ne pouvons pas regarder sans s'y brûler les yeux ! Ah comme la vie est bien faite ! Qu'il faille nous engourdir la vue sur le temps qui passe en ne nous permettant pas de le voir passer ! Quelle ironie ! »

Alors le marchand ne comptait pas ses années, ni grand chose d'autre.
L'exception était faite à ses vases qu'il comptait toujours, puisqu'il les vendait.
Il marchait dans son petit magasin mal éclairé par quelques lampadaires d'un bout à l'autre puis retournait à son point de départ à la même allure.
Il avait la tête maigre et pleine, les joues creuses et les larmes aux yeux, pensant que personne ne les voyait.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 17, 2023 ⏰

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