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Au matin, je me souviens, je me suis réveillé au son d'une carriole qui passait sur le chemin qui était tout près de notre campement. Étant donné les circonstances, un tel réveil ne donnait pas à reprendre le cours de la tâche sans quelques soubresauts. La route s'avérait imprudente, puisqu'elle était vraisemblablement fréquentée. Je tâchais d'effectuer un rapide inventaire de ce que je possédais par crainte des voleurs. Notre foyer était toujours là. Notre cheval arrachait des bouquets d'herbe à sa portée, nos sacs, nos nappes ; le réfractaire. Sa couverture gisait au sol, tirée d'un côté et froissée de l'autre, abandonnée.

Sans qu'une énième pensée m'effleure, je me ruais vers les arbres, cherchant sa trace de toute part. Je n'osais crier son nom cependant, de peur d'attirer l'attention de quelque paysan trop curieux. J'étais seul face à l'immensité verte de cette journée visiblement bien entamée, comme indiquait le ciel, et je sentais déjà une vive inquiétude accaparer mon esprit. Il lui était sans doute arrivé malheur. Maudite forêt, avec ses arbres défraichis, ses buissons et ses feuillages si troués, si dégarnis que le Seigneur lui-même y passerait sa longue-vue si la fantaisie lui venait. Nous avait-on retrouvés pendant notre sommeil ? Ou bien est-ce une horde de militaires, nous ayant suivi durant les prémisses de notre périple, qui à l'aube avaient usé de force pour l'emmener et l'enfermer dans une diligence ? Peut-être bien qu'il était en ce moment-même dans une cellule d'Aubervilliers, avec votre œil sur lui tel une guillotine prête à lui tomber sur la gorge. Ou pire encore, avait-il fui, mon négociateur ? Avait-il trouvé un autre gendarme pour assurer sa garde ? Ces perspectives étaient plus hideuses les unes que les autres.

Au détour de deux parterres d'orties, je perçus un vague éclaircissement à l'horizon, une faille parmi les troncs grisâtres. Les rayons de lumière qui s'élançaient jusqu'à moi me firent l'effet d'un signe divin, et aussitôt je bravais les quelques pas qui me séparaient d'une cime de terre pentue qui faillit céder sous mes bottes. Je m'écartais prudemment du bord pour ne pas glisser et balayais d'un œil vif la vue que j'avais depuis là haut. C'était une autre parcelle de la forêt qui bénéficiait des rayons du soleil car il y avait très peu d'arbres. Il y avait une crique entourée de gros rochets qui encerclaient une petite mare scintillante sous l'éclat du jour. J'étais étonné d'admettre que j'avais manqué la présence d'une mare toute proche de là où nous nous étions arrêtés, car enfin nos gourdes n'étaient pas remplies, aussi il aurait bien fallu trouver un ruisseau pour nous désaltérer à un moment ou à un autre. Maintenant qu'elle était sous mes yeux, je pus aisément distinguer l'odeur fraiche de l'eau ainsi que ses remous délicats et mélodieux. Mais cette mare ne fut pas le seul émerveillement de la matinée, car en effet voilà que j'aperçus, toujours posté sur ma cime, Étienne qui se mêlait à la source verdâtre. Il avait laissé son pantalon et sa chemise -qui ne lui collaient franchement pas à la peau- sur un rochet. Il écartait les eaux de ses doigts, progressant vers le cœur de la mare. Ses mains émergèrent de l'eau et il aspergea son visage, sa nuque, ses cheveux et frictionna ses bras. Notez que mon acteur aime à être pimpant. C'est une chose pour lui que de s'exiger propre à toute heure de la journée, quitte à prendre pas moins de quatre bains par semaines (!) et à se procurer de véritables bouteilles de parfum, cet alcool de bourgeois dont le prix peut aisément se trouver faramineux. Oui, j'avais noté que cela était dans son caractère. Il était plus naïade que nymphe, cultivant un goût dangereusement prononcé à se montrer nu quelque soit son audience, mais moins sirène que naïade car il ne nageait pas, faute d'endurance peut-être, mais j'aimais à penser que tout comme moi il appréciait d'avantage les bruits de la nature épurée et sans le moindre son parasite provoqué par l'Homme. Le cadre symbolique de la forêt inviolée, posée dans son écrin de simplicité et de silencieuse nervosité, imperturbable, goutte à goutte, faisant son chemin jusqu'à ce que le soir l'éteigne, sans aucune perturbation particulière, si ce n'est qu'un délicieux frisson vienne embêter l'échine de la naïade endormie. Ah, mais peut-être pourriez-vous sauter quelques lignes si vous n'êtes point amoureux de la nature.
J'étais en cette situation que je nommerais volontiers de délicieuse opportunité maintenant que mon esprit n'est embrouillé que par le voile merveilleux de mon homme, et non plus par l'excès de bonne conscience qui pointait encore en moi à cette époque, l'époque du chemin à travers la forêt et du grand acteur et du petit missionnaire -et je n'y comptais pas demeurer pour être tout à fait franc, mais Étienne décida ici pour moi, attrapant ma curiosité alors qu'il se mit à pincer son nez avant de s'immerger tout entier dans l'eau. J'observais la scène sans qu'un souffle ne franchisse mes lèvres, sidéré par l'eau qui ondoyait tranquillement là où il se positionnait il y a encore un instant. ça y est, il est retourné en son pays de chimères. Il s'est évaporé, m'avais-je dit en une plaisanterie nerveuse, pour aller retrouver ses sœurs dans les ballots de mousse qui roulent au fond de la mare. Mais alors que cela commençait à être vrai, le noyé remonta à la surface en grands jets et ruisselant de perles d'eau, débarbouillant son visage et lançant sa crinière en arrière, comme revigoré. Et moi, je venais d'assister à un véritable miracle. Aussi, alors qu'il progressait à nouveau vers les rochets, je décidais de me ranger dans les arbres environnants, abandonnant la vue dont j'avais suffisamment profité pour regagner le campement, l'esprit quelque peu rêveur. Seule une sorcière peut à ce point éberluer un homme pour que son image demeure en lui comme une gravure dans le fond de ses yeux, encrée à jamais. Je me souviens très distinctement de ce matin-ci, et je soupçonne que j'en étais alors déjà aux prémisses du maléfice.

Sur le chemin du retour, je trouvais quelque buisson constellé de petits fruits qui me parurent fort sympathiques, si bien que j'en emportais dans mon poing jusqu'à pouvoir les verser sur une des nappes que j'arrangeais. Étienne reparut avec toute la quiétude et le charme dont il était capable, sa ceinture de tissu dénouée autour de ses hanches. Je lui tendis de ma trouvaille et il la regarda d'abord avec le dédain habituel -charmants sourcils froncés.

" Je les ai trouvées par-là bas", appuyais-je.

Il concéda finalement à empoigner quelques baies, sans qu'aucune prière ni aucun merci ne terrasse ses lèvres. Mais cela ne me froissais pas et j'étais bien au contraire hautement contenté car voyez-vous, sa chemise blanche qui collait à sa peau trempée était pour moi la façon la plus appréciable de me féliciter pour ce petit déjeuné.

" Tout à l'heure j'ai entendu une voiture, je croissais, alors j'en déduis que nous nous trouvons peut-être sur le chemin d'une bourgade. Qu'en dis-tu ?
- J'en dis que tu as tout intérêt à réunir ces affaires si nous voulons être repartis dans un moment. La route vers Compiègne est encore longue.
- Je crois qu'il serait plus raisonnable de nous arrêter au village qui est tout proche et de nous y établir pour la nuit prochaine. Nous avons déjà écoulé nos provisions, et puis notre eau aussi. Alors nous n'avons qu'à nous réapprovisionner là-bas, et puis nous repartirons aussitôt, au lever du jour, repus et vaillants. "

Je notais distinctement le changement d'humeur visible sur le visage d'Étienne, qui pinça ses lèvres chaudes.

" Nous repartirons bien vite ", jugea-t-il bon de décréter au terme d'un instant d'inconfort de sa part.

Nous reprîmes la route une fois que les traces de notre passage furent anéanties.

Le RéfractaireTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang