Prologue

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En panne. Je suis en panne. Je n'arrive pas à comprendre comment le sort peu autant s'acharner sur moi. Depuis quelques semaines, je suis la victime constante de ce fichu karma et rien ne parvient à l'éloigner. Ni les incantations louches de ces charlatans sur internet, ni cet esprit de Noël qui commence déjà à percer dans les mentalités.

Alors que le mois d'octobre vient à peine de s'installer, les boutiques entament leurs changements de vitrines et s'acharnent à y mettre tout leur cœur, une grande qualité des Italiens, qui ont pour habitude de tout entreprendre avec passion. Turin aussi amorce sa transformation pour les fêtes. Des camions municipaux déambulent dans l'ancienne capitale pour installer les futures guirlandes lumineuses à tous les coins de rues et leurs conducteurs pensent déjà à l'élaboration des marchés de Noël. La météo, elle, est au rendez-vous. Pour le moment, la température est assez douce pour cette saison, mais je sais que dès que le mois de novembre pointera le bout de son nez, je serai fichu. La neige et le verglas typiques des hivers de Turin me frappera de plein fouet, et prendra une nouvelle fois ma voiture en otage. Comme chaque année. Elle n'est pas grande, pas belle, mais largement fonctionnelle. Enfin, ça c'était avant qu'elle ne me plante un fichu vendredi soir.

Échoué sur le trottoir, je la scrute en espérant que par la pensée, je puisse la faire bouger. Rien à faire, je vais devoir me débrouiller autrement pour rentrer. Un pic de colère monte en moi et me pousse à balancer plusieurs fois mon pied contre l'un des pneus avant. Mes deux mains se posent ensuite sur le capot vert alors que mes épaules se courbent et que ma tête tombe entre mes bras. J'ai besoin de relâcher la pression.

Les fêtes approchent, et pour moi, c'est une des périodes les plus difficiles. C'est la phase des partiels et, pour un étudiant en art comme je le suis depuis trois ans, j'ai des tonnes de travaux à rendre et à entreprendre. Tout ça dans un jonglage incessant avec mon boulot au musée. Je ne peux de toute manière pas me priver de ce job. Il assure à la fois mon loyer et mes dépenses, mais aussi une inspiration non négligeable. J'ai l'essence de l'art à portée de main, je ne peux pas cracher dessus.

Alors je reste travailler, et lorsque je rentre enfin chez moi, je bosse encore. C'est différent, mais tout autant fatiguant. Et les souvenirs qui me hantent à cette période m'empêchent de récupérer les semaines de sommeil qu'il me manque. C'est pourquoi je suis constamment sur les nerfs. Tout le temps, à tout bout de champs, pour tout et n'importe quoi. Je m'efforce de trouver un remède, toutefois rien ne fonctionne.

Je me permets de souffler quelques secondes avant de me diriger vers l'entrée du musée. Je ne vais pas attendre dehors que Roméo vienne me chercher, mais privilégier un café à la réception du bâtiment. Ou bien dans la salle de pause du premier étage, à laquelle je ne suis normalement pas habilité à accéder mais qui possède le meilleur café du coin. J'en bave déjà.

Sauf qu'à l'instant où mes pieds foulent le marbre de la réception, une voix douce et passionnée emplit l'espace. Elle résonne comme celle d'une cantatrice et vibre comme une mélodie. Son rire me prend par surprise. Il me fait presque trembler. D'autres voix, moins claires, lui répondent et me permettent de savoir qu'elle n'est pas seule dans ce musée, qui a normalement fermé ces portes au public, il y a plus d'une heure. Une heure que je me bataille avec ma putain de voiture.

À l'encontre de mon objectif premier, je gravis les marches pour suivre la visite que semble donner cette voix enchanteresse. Je m'arrête au détour d'un couloir, lorsque je l'entends parler comme si elle était à mes côtés. Je m'appuie contre le mur et rejette la tête en arrière. Je n'en reviens pas de voir à quel point je suis séduit par son timbre de voix. Mais cela aurait dû me mettre sur la piste. Sa douce voix est à la hauteur de celle qui la fait s'enflammer.

En risquant un coup d'œil sur le côté, j'aperçois de profil de celle qui parle d'art et d'histoire comme si elle racontait sa propre vie. Une jupe volumineuse jusqu'aux genoux qui marque sa fine taille, de belles épaules dénudées, des escarpins qui mettent en valeur ses petites chevilles et me voilà subjugué. Tout dans ses gestes, dans son comportement ne me laisse pas indifférent. Je le sais, je le sens. Mais je persiste à croire que c'est son discours qui me fascine. Face à ce couple de sexagénaires, elle manie à merveille les événements historiques, jongle habillement entre les peintures et sculptures pour appuyer son récit. Et rien, pas une alarme incendie, pas même une météorite ne m'aurait empêché de continuer à la regarder exposer tout son savoir avec tant d'aisance à un duo aussi amoureux qu'au premier jour. Sauf un téléphone portable.

La sonnerie m'est inconnue, mais lorsque leurs regards se tournent soudainement vers moi, je prends conscience que c'est moi qui sonne. Je l'extirpe rapidement de ma poche et observe l'écran. Évidemment, il fallait qu'il m'appelle ! Je décroche en pestant :

- Vraiment ? La sonnerie du Parrain ?

- Quoi ? T'aimes pas ? Je trouvais pourtant avoir une certaine ressemblance avec le personnage principal, tu sais le...

Je lève les yeux au ciel en esquissant un sourire. Depuis que nous avons tous les deux un téléphone, c'est-à-dire plus de dix ans maintenant, nous avons un petit rituel qui nous tient à cœur. Dès que l'occasion le permet, je mets la main sur le téléphone de Roméo et change la sonnerie lorsque je l'appelle. La plupart du temps, elles ont une signification bien précise, mais j'avoue que celle du Parrain me laisse perplexe, je n'ai aucune idée de la référence.

- Ne me dis pas que tu comprends pas pourquoi je l'ai mise ?

- Non...

- T'es un abruti, tu te souviens même pas du premier film qu'on a regardé avec ton père !

J'avais oublié, c'est vrai. Mais je crois que j'aurai préféré ne pas m'en rappeler. Ce soir-là a beau être un bon souvenir, il fait remonter à la surface des sentiments qui s'étaient dissipés le temps de cette escapade au musée, grâce à une demoiselle qui ne m'a toujours pas lâchée du regard.

- Si, si je m'en souviens. Dit, Nocciolina m'a lâchée, tu peux passer me chercher au musée ?

- Sì amico, ton chevalier arrive à ta rescousse !

Je raccroche immédiatement et m'avance doucement vers le trio. Le couple me scrute comme si j'étais un extraterrestre, ou en tout cas, comme si je n'avais pas ma place dans un musée. Ils n'ont pas vraiment tort, j'ai plus l'apparence d'un mec qui deale dans les bas-fonds de Naples plutôt qu'un étudiant en art. Mais ce n'est pas ce qui me perturbe le plus, ce qui me chamboule, ce sont ses yeux, à elle. Son regard n'est pas suspicieux ou réprobateur, il est doux et étrangement familier, comme si, en un battement de cil, je pouvais savoir que c'était le début d'une grande histoire.

- Vous vous joignez à nous ?

Et en un sourire éperdu, je m'y suis jeté à corps perdu.

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⏰ Last updated: Oct 23, 2020 ⏰

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Une muse pour NoëlWhere stories live. Discover now