Chapitre 1

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Hope

« Bienvenue à Sweetbridge ».

Le panneau d'entrée de la ville me fait presque ricaner : voilà dix-huit mois que je ne l'ai pas vu, et je dois dire qu'il ne me manquait pas. Mais alors pas du tout. Quand je suis partie faire mes études à San Diego, il y a de cela dix ans maintenant, j'étais ravie de quitter ma ville natale pour aller confronter le reste du monde, en laissant l'écriteau derrière moi. J'étouffais littéralement et j'avais besoin de partir vers d'autres cieux, voir d'autres choses et investir d'autres espaces.

Ne vous méprenez pas : Sweetbridge n'est pas un cloaque épouvantable à vivre, rongé par la délinquance, la pègre, la pauvreté ou les flics ripoux. Rien de tout cela ! C'est même plutôt, comme son nom l'indique, un havre de paix, une petite ville adorable à échelle humaine, où tout le monde se connaît et où chacun élève ses enfants en toute sécurité. Tranquillité, joie de vivre, bonheur et calme, tels pourraient être les mots clés pour définir cette localité méconnue, perdue au fin fond du Vermont. Mais cette sérénité, dont beaucoup de jeunes couples rêvent pour élever une famille, moi elle m'étouffait. Alors que d'autres se seraient senti pousser des ailes au milieu de ces grands espaces et de toute la nature montagneuse qui entoure la petite ville, moi, au contraire, j'avais cette impression prégnante d'étouffer, en permanence : aucune possibilité de s'épanouir, dans ma tête, quand les voisins connaissent exactement toutes tes habitudes, ton emploi du temps et le nom de tes ancêtres sur toutes les générations depuis la fondation de la ville en mille-sept-cent-cinquante-huit. Mon rêve, c'était de me carapater et d'aller visiter le vaste monde, d'échapper aux frontières restreintes de ce bout de terre ignoré de tous et de m'échapper du carcan obtus dans lequel je me sentais enfermée.

Les rues n'ont pas changé d'un iota : toujours cette grande allée rectiligne qui sert de rue principale, avec ses deux rangées de maisons anciennes à étages, mitoyennes, colorées, qui bordent une large chaussée où se meuvent, à faible vitesse, quelques rares voitures ; pas de modèles exceptionnels ou remarquables, mais des pick-up banals, des berlines communes et des familiales sans intérêt. Rien ne semble avoir bougé depuis ma dernière visite, il y a presque deux ans, lors du week-end de Thanksgiving pendant lequel j'avais consenti, exceptionnellement, à venir passer quelques jours en famille. Mon père avait tellement insisté, à l'époque, que j'avais parcouru les milliers de kilomètres depuis la Californie pour seulement deux petites journées en sa compagnie. Et je me sens un peu honteuse, là, à présent, en me rendant compte des longs mois qui se sont déroulés depuis, et pendant lesquels je l'ai laissé seul. Certes, il a l'habitude, depuis la mort de maman, puisque j'avais tout juste quatre ans, et qu'il n'a jamais songé à briser son veuvage depuis cet accident de la route qui lui a coûté la vie, une nuit d'hiver où les routes verglacées si habituelles dans la région lui ont été fatales. Jamais il n'a envisagé une seule seconde, je crois, de remplacer celle qui avait envahi son cœur dès l'enfance et qui n'en était plus sortie depuis. Mes parents étaient de ces couples si bien assortis, si évidents et si soudés qu'il lui a sans doute semblé inenvisageable de la remplacer par une autre femme qui n'aurait été à ses yeux qu'un ersatz de la moitié de son cœur, qui s'était de toute façon envolé.

Tout à mes rêveries, je sors néanmoins de ma transe pour parquer la voiture de location que j'ai récupérée à l'aéroport de Boston, à ma sortie de l'avion, et que je ne garderai que jusqu'à demain. D'ici là, j'espère que Marcus m'en aura dénichée une correcte qui puisse me véhiculer tout l'été, puisque c'est bien ici que je vais passer les deux prochains mois, bon gré, mal gré. Je pousse un soupir à cette perspective, puis frappant le volant du plat de mes mains pour me donner du courage, d'un air déterminé, je sors de la voiture avant de claquer la portière d'un geste frondeur, avant de me tourner vers le bâtiment devant lequel je me suis garée. Levant les yeux vers les murs d'un joli rouge vermillon, j'avise la devanture du salon de coiffure en esquissant un sourire : bien avant même de rejoindre mon paternel, c'est ici que mon instinct m'a poussée en premier lieu dès mon arrivée. Je cale la lanière de mon sac à main sur l'épaule, contourne la voiture, et monte sur le trottoir peu fréquenté qu'arpentent quelques badauds peu pressés. La chaleur est modérée, en cette mi-juin, et il est plus qu'agréable de flâner cet après-midi dans les rues commerçantes. Je pousse la porte de la boutique avec un peu d'appréhension, mais beaucoup d'excitation, et balaie la pièce du regard. Une mamie à moitié endormie sous un casque attend la fin de son séchage mécanique dans le coin gauche, tandis qu'un papy se fait couper par une jeune fille brune les malheureux restes que sa calvitie prononcée lui a laissés sur les côtés. Pivotant d'un quart de tour, je finis par dénicher l'objet de ma convoitise sur ma droite. Elle a beau être de dos, je la reconnaitrais entre mille : grande, élancée, et désormais blonde platine, elle semble si absorbée par le jeune homme dont elle masse le cuir chevelu avec trop d'application pour être honnête qu'elle continue ses bavardages sans se préoccuper de la petite sonnette que j'ai fait retentir au-dessus de la porte. Le type, un beau brun avenant, les yeux fermés, semble sur le point de s'endormir, et je manque de glousser en me rendant compte qu'Astrid ne l'a sans doute pas compris : elle le saoule, littéralement, assénant son discours avec sérieux et sans doute un brin de tentative de séduction.

Breath of Hope [ sous contrat d'édition Cherry Publishing ]Where stories live. Discover now