Chapitre 17 : Myosotis

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Le cerveau d'Odile semble gelé. Le pilote automatique est enclenché, elle ne contrôle plus vraiment ce qu'elle fait et se contente de réagir. C'est étrange tout ce que lui a dit Anna, plus étrange encore que cet endroit. Pourtant, ça ne la surprend pas. Elle aurait dû s'en douter en la voyant se déplacer avec autant d'aisance entre ces murs, comme si elle était une autre des quelques centaines d'habitués de l'établissement. Une seule question persiste et résonne encore et encore dans sa caboche.

- Bon alors, quand est-ce qu'on y va ?

Pourquoi a-t-elle oublié tout ça ? Mais elle ne la prononcera pas. Elle ne veut pas donner à Anna l'impression de vivre un interrogatoire dont elle n'aurait de toute façon pas les réponses et se contente d'assimiler ce que la flic veut bien lui raconter. De toute manière, Odile le sent et l'a entendu dans sa voix, elle ne sait rien de plus. Elle n'a retrouvé que quelques parcelles de ses souvenirs, des sensations, des moments précis. Certainement pas les détails. Peut-être qu'elle était trop jeune pour ça. Peut-être qu'elle s'est simplement contentée de retenir ce qui importait et n'était pas suffisamment assurée pour poser des questions. Peut-être qu'elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, déjà à l'époque. Tout ça parait étonnant mais pas improbable.

- On attend encore un peu. Termine tes frites.

Odile soupire en regardant ce qu'elle ont commandé. Du gras et encore du gras. Elle n'y pensait pas en le mangeant, mais maintenant ça lui saute aux yeux. Elle secoue la tête.

- Je suis au régime. Mange-les toi.

Anna elle peut, elle a le genre de silhouette qui ne s'arrondit jamais. Odile soupire une deuxième fois, elle en a marre de porter un regard aussi sévère sur elle-même mais n'arrive pas à faire autrement. On lui a nourrit l'esprit avec des images filiformes toute sa vie : on a appelé ça la beauté. Maintenant elle a du mal à s'en imaginer plusieurs formes. Plusieurs manière de se regarder. Anna hausse un sourcil et tape dans sa barquette pour la ramener vers la jeune femme.

- T'as pas besoin de faire un régime, t'as besoin de forces pour la suite. Bouffe ces frites.

Odile hausse les épaules et se met à manger sans enthousiasme, ça lui fait plaisir au fond d'elle mais elle le ressent à peine. Elle se sent trop coupable de penser à sa cellulite alors qu'elles sont sur le point de partir en expédition suicide.

- Qu'est-ce que tu penses qu'on va trouver là-bas ?

La flic a l'air un peu perdue, elle hésite, promène ses yeux un peu partout, soupire avant de ramener son attention sur Odile.

- J'en sais rien. Je ne me souviens pas de grand chose mais... ouais, je crois qu'il y a une partie de nos réponses sous ses bassins. Il faut juste... que je me souvienne.

Odile acquiesce lentement, tente de cacher au mieux possible son inquiétude. Si la réussite de leur mission repose uniquement sur des souvenirs imprécis et à moitié oubliés, elle se dit qu'il leur reste encore du chemin avant de retrouver ces vieux. Peu importe, au point où elle en est, n'importe quelle avancée lui conviendrait.

- Allez, on y va.

Soudainement montée sur des ressorts, la rousse attrape son manteau et suit Anna à l'extérieur de la chambre. C'est dingue comme l'endroit change de visage quand il fait nuit. Tout est plus secret, plus inquiétant, l'ancienneté du lieu saute davantage aux yeux. Sur la pointe des pieds, elles s'aventurent dans les escaliers, les descendent avec précaution. Le but est simplement d'éviter le personnel et d'accéder aux thermes sans accroc. L'équipe de nuit prend le relai à cette heure là, elles le savent toutes deux. Elles espèrent vraiment que la fenêtre de quinze minutes qui leur est donnée le temps que le changement soit fait suffira pour qu'elles découvrent la vérité. Odile suit Anna et se donne des airs plus ou moins bien joués de James Bond girl de temps à autre, rasant les murs en s'appliquant. Et puis sans prévenir, Anna s'arrête. Odile panique. Anna file derrière le comptoir en vérifiant rapidement qu'il n'y a pas de caméras, ou du moins c'est ce que sa comparse suppose en la voyant s'agiter bêtement alors qu'elles n'ont aucun droit de faire ça et aucun intérêt à se faire repérer. La blonde revient avec des clés à la main, Odile souffle. Bien. Évidemment qu'il leur faut des clés. Tout est fermé à cette heure là. Elle continue de suivre Anna sur quelques mètres en remerciant le ciel qu'une d'entre elles ait pensé à ça. Mais c'est étrange, qu'elle se dit. Ça aussi c'est étrange, que ce soit si facile. Que rien ni personne n'entrave leur chemin. La pensée est vite chassée en entendant la serrure s'enclencher. Elles y sont presque. Elles sont tout près. Les bains aussi changent de visage une fois la nuit tombée, Odile sent un frisson remonter son échine en progressant dans le noir le plus complet, en passant la zone des saunas pour atteindre celle de cette grande piscine en pierre. Anna s'arrête. Elle s'arrête, et ne bouge plus.

- Est-ce que tout va bien ?

La blonde ne répond pas, n'acquiesce pas. Merde, qu'est-ce qu'elle va faire toute seule si elle ne se réveille pas ? Si ça se trouve, elle est en train de faire un AVC et Odile n'est rien d'autre que son témoin. La rousse soupire, hésite. Et puis Anna se remet en marche, quasi miraculeusement. Elle semble avoir trouvé ce qu'elle cherchait.

- C'est ici.

Ici, d'accord. Odile n'a pas la moindre idée de ce qui peut bien se trouver ici, mais elle fait curieusement confiance à sa guide. Cette dernière passe sa main sur la pierre du rebord de la piscine, Odile observe les montagnes à travers les grandes baies vitrées, la neige briller au clair de lune. C'est magnifique. C'est un spectacle tout bonnement magnifique. Quand elle baisse les yeux, Anna a le bras presque entièrement plongé dans l'eau. Elle semble chercher quelque chose à tâtons, s'arrête. Elle a trouvé, Odile peut le sentir. Une légère pression plus tard et le sol tremble, elle pose sa main sur ses lèvres pour s'empêcher de crier. Elle sent les pierres du bâtiment vibrer une à une. Elle sent ses fondations être ébranlées, tiraillées par l'ouverture de quelques dalles de marbre gravées sur le sol. Anna observe ce qu'elle vient de produire avec une lueur particulière dans le regard, comme si elle retrouvait de nouveau une petite partie d'un quelque chose qu'on lui avait pris. Odile sent son cœur se calmer alors qu'elle l'avait à peine vu s'affoler. Elle s'avance, toujours incertaine. Un escalier, de marbre lui aussi. Il semble presque neuf, éternel. Anna est la première qui ose s'y aventurer, Odile ne parvient pas à lui trouver de fin tant l'endroit est plongé dans l'obscurité. Elle regarde Anna être avalée par la pierre et au bout de quelques minutes, la lumière s'allume.

- Viens, c'est sans danger. 

Elle pourrait presque en rire. Rien de tout ça ne semble sans danger. Absolument rien. Pourtant elle la rejoint, descend marche après marche et pourrait bien s'écrouler en avisant les étagères qui sont installées le long du bassin puis plus loin, entre les cuves.

- Est-ce que ce sont..

Anna acquiesce en parcourant les rangées, les caisses qui y sont entreposées, les objets.

- Des antiquités, oui. Et...

Anna sort une caisse poussiéreuse d'une des étagères, elle désigne à Odile le ticket de transport ferroviaire qui lui est accrochée.

Myosotis. Partout, une destination. Myosotis.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant