ʙᴀɴᴅᴇᴀᴜ

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[1213 mots]

   — Hé, Chin ! Dis-moi, je me suis toujours posé la question... pourquoi est-ce que tu portes ce bandeau sur tes yeux ?

   Le jeune homme arrêta net sa marche, obligeant celui qui l'avait interrogé à en faire de même. Figé sur place un instant, Chin parut surpris. Peut-être même pris de court. Enfin, d'un geste à la fois calme et lent, il se tourna vers son compagnon – de quatre ans son cadet – qui l'observait avec intérêt, visiblement avide d'entendre la réponse à sa question.

   — Et qu'est-ce qui t'as finalement décidé à me demander cela ? questionna Chin, après un court silence.

   — Eh bien... fit l'autre, en portant une main distraite à l'arrière de sa tête, je suis passé voir le soigneur de Tchamnyong, le village d'à côté, et il m'a affirmé que depuis ta dernière visite, – qui remonte déjà à plusieurs mois – tes yeux devaient avoir parfaitement guéris.

   Chin opina. Ouvrant sa bouche dans une inspiration, il parut hésiter et la referma bien vite. Un peu d'air s'échappa alors de son nez. Il resta reclus dans un mutisme durant quelques secondes, la tête baissée vers le sol, où d'innombrables cailloux bigarrés parsemaient le sentier qui conduisait jusqu'à la résidence de Dame Na Yung – lieu où ils devaient se rendre. Le jeune homme semblait chercher les mots corrects à apposer l'un à la suite de l'autre pour constituer une réponse convenable à cette question délicate.

   Ne voulant pas le presser, Ki Suk attendit. Ses yeux marron fixaient son ami, perdant en cet instant l'éclat de malice qui les animait habituellement. Peu de temps après, Chin redressa la tête dans un geste vif qui fit virevolter les mèches brunes de sa frange, et décolla à nouveau ses lèvres l'une de l'autre. À travers cet étroit interstice, qui laissait à peine entrapercevoir sa dentition du haut, il souffla :

   — Je ne veux plus jamais voir les horreurs de ce monde...

   Sa voix se brisa sur ces mots. Il se tut un moment, avant de reprendre :

   — La famine, les guerres, les morts... Savoir que tant de cités souffrent encore des attaques des Dominateurs, tandis que la nôtre vit prospère, bien protégée par l'Armée Écarlate, tout cela... ça m'horripile ! Pourquoi Sa Majesté, notre Roi, n'ordonne-t-il pas qu'on envoie des troupes pour aider nos confrères ? Cela me fait tant de peine...

   Ki Suk l'avait écouté avec attention, prenant bien garde à ne jamais l'interrompre. Il avait tout de même ponctué son discours de hochements de tête réguliers, sachant pourtant pertinemment que Chin ne pourrait pas le voir.

   Son aîné dévoilait rarement ses sentiments, et s'il le faisait, comme dans ce cas présent, c'était avant tout par marque de confiance. Sachant cela et par respect pour son ami qu'il considérait davantage comme un frère, Ki Suk se convainquit de continuer à observer le silence.

   Le cadet put bientôt voir les traits exposés du jeune homme se crisper sous l'affliction profonde qu'il tentait de refréner. Pourtant, et en dépit de toute sa volonté, Chin ne put s'empêcher de pleurer. Mais ce n'étaient pas des larmes qui coulaient de ses yeux. Non. À la place, c'était une onde vermeille : du sang ; caractère hérité d'une espèce lointaine dont il était issu, que seules quelques personnes privilégiées – dont Ki Suk – connaissaient l'existence. Ainsi, toute sa peine ne fut trahie que par cette unique goutte écarlate qui, malgré le bandeau, courra en une ligne droite presque parfaite le long de sa joue, avant de laisser fleurir une rose sanguine sur sa chemise en lin, puis disparaître peu de temps après.

   — Oui... dit enfin le cadet. Malheureusement, le monde est ainsi fait. Il nous impose son implacable cruauté. Et en tant que simples artisans, nous n'y pouvons pas grand chose...

   — Je sais, soupira Chin d'une voix presque imperceptible.

   Une fine brise se leva soudain, poussant les quelques nuages cotonneux qui s'obstinaient encore à cacher les pâles rayons déjà chauds du soleil de ce début de printemps. Dès lors, l'ombrage des cornouillers bordant l'allée, prit la relève. Haut d'un peu plus de vingt coudées, ils offraient déjà leurs splendides fleurs étoilées comme présent à la vue des passants. Leur couleur blanc crème laissait penser à quelques astres tombés des cieux, venus se réfugier dans les bras verdoyants et chaleureux de ces grands arbustes.

   En dehors du bruit des branchages légèrement secoués et des rares piaillements d'oiseaux chanteurs, un silence reposant régnait sur les lieux. Ce dernier se trouva finalement rompu par Ki Suk qui, après s'être éclairci la gorge, observa :

   — Mais ainsi... Tu ne peux plus voir du tout ? Il y a tout de même tant de belles choses à voir dans ce monde.

   Ces quelques mots suffirent à chasser toute trace d'affliction sur le visage de l'aîné des deux.

   — Qu'entends-tu exactement par « belles choses » ? demanda malicieusement Chin, affichant un sourire espiègle à l'adresse de son compagnon.

   À cette question, le visage de Ki Suk s'empourpra. Baissant instinctivement la tête pour cacher le rouge qui teintait désormais ses joues, il trouva soudain un grand intérêt à observer ses chausses. Bien que Chin ne puisse pas le voir, il se doutait de la manière dont réagissait son compagnon et ceci l'amusa quelque peu.

   — Alors, tu ne réponds pas à ma question ? insista-t-il, avant de poursuivre d'une voix sarcastique. Moi je pense savoir qu'une certaine Dame a su faire fondre ton jeune cœur d'apprenti rebelle et que le hasard, si toutefois il existe, a voulu que nous devions justement lui rendre visite ce jour-même.

   — Dis-moi la vérité, ça te fait vraiment rire de jouer à ça ?

   — Oui ! répondit spontanément Chin, hilare.

   — C'est ça ! Tu fais le vantard parce que tu n'as pas encore ressenti ça ! Mais je te préviens que lorsque ça t'arrivera, je me ferai une joie de me railler de toi, et devant tout le village s'il le faut ! Que dis-tu de ça ?

   La fureur qui émanait de la voix du jeune apprenti – gêné ou vexé, personne n'aurait su le déterminer avec précision, pas même lui-même – ne fit que redoubler l'hilarité de Chin, se trouvant bientôt prêt à se plier en deux, tant ses côtes le faisaient souffrir.

   — Je ne vois rien de drôle là-dedans, vraiment ! Et je te signale que tu n'as pas répondu à ma question ! s'indigna exagérément Ki Suk, en réalité désireux de changer de sujet.

   — Pardonne-moi, qu'elle était-elle déjà ? s'enquit Chin, calmant doucement sa crise de rire.

   — En décidant de garder ce bandeau sur tes yeux, tu ne pourras plus jamais rien voir. Est-ce que cela te convient réellement ?

   Ayant retrouvé son calme et son sérieux, Chin s'avança vers son interlocuteur. Malgré sa vue déficiente, les pas qu'il fit pour s'approcher de ce dernier semblèrent parfaitement mesurés. Lorsqu'il s'arrêta, il ne se trouvait qu'à quelques centimètres de son compagnon.

   — Mon ami, pour voir, il n'est pas nécessaire d'avoir des yeux. Il suffit d'avoir un cœur... une bonne ouïe et peut-être aussi un bon compagnon pour nous guider, déclara-t-il, sourire aux lèvres, tout en tapotant l'épaule de Ki Suk qui se mit à rire avec franchise.

   Alors, bien vite, la brise fraîche de cette matinée printanière vint se mêler aux éclats de rire des deux jeunes hommes, semblant vouloir les emporter toujours un peu plus haut dans l'azur.

𝐃𝐄 𝐋'𝐀𝐔𝐓𝐑𝐄 𝐂𝐎𝐓𝐄 𝐃𝐄 𝐋'𝐈𝐌𝐀𝐆𝐄 「 ⁿᵒᵘᵛᵉˡˡᵉˢ 」Où les histoires vivent. Découvrez maintenant