Elle

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Je L’ai aperçue pour la première fois il y a une quinzaine de jours. Elle ne change jamais de place, toujours sur le banc jaune poussin le plus proche de l’entrée du quai. Comme je vais au lycée en métro, je La croise presque tous les jours. À côté d’Elle, un sac de couchage vermeille à même le sol et un gobelet en carton. Parfois, quand les gens osent s’approcher, ils y déposent une pièce ou deux. Pour ma part, je me suis mise à La fréquenter il y a seulement cinq jours.

Ses iris sont si noirs qu’on ne peut pas y distinguer les pupilles à l’intérieur, Ses cheveux, rassemblés en tresse crasseuse, sont tout aussi sombres. Elle ne semble pas d’ici. Le bas de Son visage, dont Sa bouche, est mangé par une écharpe à carreaux violets dont Elle ne se sépare jamais. Je ne Lui ai pas demandé son nom, Elle ne connaît pas le mien non plus. Elle semble avoir mon âge, quinze ou seize ans peut être.

Parfois, les jours où je passe à la boulangerie, je fais un crochet par la station et Lui apporte de la brioche. Elle mange en silence, je m’assois à côté et on ne se regarde pas. C’est uniquement quand je me lève pour partir qu’Elle plonge Ses grands yeux noirs dans les miens et, à ce moment, j’ai le sentiment qu’Elle me remercie. On se regarde quelques secondes, puis nous détournons les yeux. Je pense qu’Elle est muette.

Je Lui ai donc, quelques jours plus tard, apporté un petit carnet ainsi qu’un crayon pour qu’on puisse se comprendre sans paroles. Et puis, si Elle ne sait pas écrire français, Elle peut toujours dessiner. Elle a longtemps contemplé les feuilles à carreaux puis a posé la mine sur le papier. Elle a commencé à gribouiller.
Non, pas à gribouiller ; Elle dessinait d’une incroyable précision, les traits qu’Elle assemblait, plus ou moins grands, parfois fins, parfois gras se mêlaient pour créer un portrait. Je me découvris sur le carnet ; mes cheveux châtains coupés courts qui me faisaient ressembler à un garçon, mes taches de rousseur abondantes, mes lunettes carrées en équilibre au bout de mon nez, tous les détails de mon visage apparaissaient sous Son crayon.

Puis, Elle tourna une page et se dessina en compagnie d’une femme qui semblait être Sa mère, peut-être Sa sœur. Au-dessus d’elles, un avion filait en larguant des boules noires. Elle tourna encore une page et appuyait de plus en plus sur le crayon, dont Elle cassa la mine par deux fois. Elle se dessina avec la même femme dans un bateau, entourées d’autres personnes. L’embarcation semblait si fragile, prête à sombrer… Dessinant grossièrement la France, Elle relia d’une flèche le bateau à cette-dernière. Elle commença à rayer certains passagers du navire, terminant sur la femme du début.
En relevant la tête, je vis deux grosses larmes prêtes à dévaler ses joues. Nous sommes restées deux minutes assises l’une à côté de l’autre. Une sensation de malaise me gagnait. Je me décidai à partir quand une main m’agrippa la manche. Je me retournai, et vit dans Ses yeux qu’Elle voulait me montrer une dernière chose. Elle baissa son écharpe, me laissant découvrir son visage entier. Sa joue gauche était largement mutilée, une affreuse balafre partait du coin de Sa bouche et filait le long de Sa joue, la séparant en deux, laissant découvertes Ses dents du fond. Surprise, je me levai d’un bond, dégageai mon bras et courus hors de la station sans un regard en arrière. Arrivée chez moi, j’étais toujours sous le choc. Je ne parvenais pas à faire sortir de mon esprit la répugnante vision du monstre-fille. Pourtant, peu à peu, le remord me gagnait. Les moments passés ensemble, Ses regards plein de gratitude et surtout les dessins dans le carnet me revenaient en mémoire. Je pris alors mon courage à deux mains et descendis à toute vitesse les escaliers de mon immeuble. Il commençait à faire nuit, les rues étaient pratiquement désertes. Arrivée à la station, je regardai de tous les côtés du quai mais Elle n’était pas là. Ne pouvant plus retenir mes larmes, je m’effondrai sur un banc, les poings enfoncés dans les orbites.
La dernière interaction que l’on aurait eue, Elle et moi, aura été ma fuite lâche. Je relevai la tête, la vue brouillée par les larmes, ne m’empêchant cependant pas de distinguer le sac de couchage vermeille duquel Elle émergeait, me fixant de Ses grands yeux noirs, depuis l’autre quai, juste en face de moi.

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⏰ Last updated: Jul 03, 2021 ⏰

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