18 - Jungkook

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L'odeur me prend à la gorge et je sens le sol vaciller sous mes pieds quand mon regard tombe sur les deux corps. Sans vie. Déchiquetés, ensanglantés... abandonnés sur cette moquette souillée, comme deux malpropres. 

C'est moi qui les ai abandonnés. Je revoie encore le regard accusateur de maman. Juste avant qu'elle ne se supprime, sautant dans le vide de la désillusion. 

Tout tangue autour de moi, ma vision se brouille de larmes mais je me sens sec, comme mort à l'intérieur. Pourtant c'est bien moi qui ai survécu. Je sens à peine les doigts de Jimin saisir doucement les miens. Je fixe ce spectacle traumatisant, comme hors de moi-même, incapable d'esquisser le moindre geste. Je voudrais m'évanouir, mais même ça je n'y arrive pas. Comme si mon cerveau me maintenait éveillé pour renforcer cette culpabilité qui me ronge. 

Impossible de me dérober à cette réalité morbide. Les faits sont là. Je jette un coup d'oeil à la photo de famille dans l'entrée : un garçon me regarde avec un sourire débile. Il a l'air heureux, innocent. C'est celui que j'étais. Il me paraît étranger, dorénavant.

Un sifflement aigu et désagréable bourdonne dans mes oreilles. Mon corps est transi d'un froid nouveau. Comme si mon coeur ne pourrait plus jamais se réchauffer. Le vide que je sens s'installer en moi me paraît bien plus dense et effrayant que celui qui me faisait face, sur le balcon. 

Je me sens chuter, chuter... inlassablement. 

Je crois que Jimin commence à comprendre. Il se raidit près de moi. Il a dû voir la photo. Je lui dois bien quelques explications...

Je ne reconnais pas ma voix lorsque je déclare :

"C'est moi qui ai fait ça."

Jimin déglutit, l'air mal à l'aise. Il continue de me presser la main, en signe d'encouragement. S'il savait, il me lâcherait direct. Mes jambes flageolent, j'ai une envie irrésistible de fuir. Mais mes pieds sont vissés au bitume. La bulle de déni vient d'exploser. Jimin continue de me regarder, hésitant. Je me demande ce qu'il fait encore là, je me sens projeté dans des souvenirs houleux.

Ma voix se brise quand je murmure :

"Je ne voulais pas... ce n'est pas ma faute..."

Je commence à hoqueter, à m'essouffler et à m'étrangler dans mes larmes. Mes jambes tremblent toujours. Puis elles se dérobent quand les souvenirs deviennent violents. Je tombe à genoux, je m'écrase sur ce béton glacé et dur. Jimin se précipite pour m'aider. Depuis le sol, hyung et papa m'apparaissent encore plus proches.

"Papa... papa a été le premier mordu quand ils sont rentrés, soufflé-je d'un ton monotone, presque robotique. Il s'est sacrifié pour nous... tu entends ?"

Jimin me murmure des paroles réconfortantes que je ne parviens pas à déchiffrer, tout en passant sa main dans mon dos.

"Puis ça a été au tour de mon grand-frère. On était deux. Ils étaient trop, continué-je entre les sanglots."

Je revois clairement la suite. Mais les mots sont coincés dans ma gorge. 

"Après..."

Je suis secoué de gémissements incontrôlables, je voudrais disparaître sous terre, mais Jimin est toujours là à me consoler. Il doit connaître la vérité. 

"Après ils se sont réveillés changés en monstres, je reprends alors. Je ne pouvais plus rien faire pour eux. J'étais le prochain à y passer... et donc... j'ai... j'ai pris un couteau et je..."

J'enfouis mon visage dans mes mains en secouant la tête.

"Je les ai assassinés pour sauver ma peau, lâché-je d'un ton dégoûté."

Je retire brusquement mes mains de mon visage. Quand je les regarde, je crois voir du sang couler entre mes doigts.

"Maman a toujours été pragmatique, poursuis-je. Quand elle a vu ce que j'avais fait... elle a compris que c'était la fin. Que j'avais très peu de chances d'en réchapper. Alors elle s'est dirigée vers le balcon, doucement..."

Je revois ses cheveux virevolter quand elle s'est détournée de moi, et sa silhouette blanchir dans le soleil.

"Elle est montée sur la rambarde..."

Je ne lui ai jamais dit que je l'aimais. Que j'étais fier qu'elle soit ma mère.

"Puis elle a disparu."

Ma dernière phrase retombe lourdement dans le décor figé de l'étage. Je continue de pleurer, jusqu'à me dessécher. Mes yeux et mon nez me piquent. Toute ma volonté s'est envolée d'un coup. Si les monstres se jetaient sur moi, je ne verrais même pas la différence. Je mourrais sur le seuil de la porte, près de papa et de hyung. Là où j'aurais du être.

Le silence, épais, m'étouffe. Je relève la tête pour croiser les yeux horrifiés de Jimin. Son visage est humide de larmes. Il me regarde, la gorge nouée. Il ne sait pas quoi dire. Il n'y a rien à dire. Rien qui ne pourrait m'apaiser. Et Jimin le sent, donc il garde le silence. Il choisit le contact physique, qui nous réunit et nous réconforte depuis le début. 

Il me prend dans ses bras : l'étreinte est intense, pareille à un déclic qui me ramène à la réalité. 

La réalité est que j'ai fait mon choix, et que je dois l'assumer. La réalité est que des milliers de zombies rôdent dans les couloirs, et qu'ils ne tarderont pas à nous trouver. La réalité est que je ne peux pas me laisser mourir, pas après tout ça, ni abandonner Jimin comme tous les autres. 

Mais les ai-je réellement abandonnés ? J'ai fait ce que j'ai pu... ne seraient-ils pas fiers de voir que j'ai survécu ?

Je me raccroche au tee-shirt de Jimin comme à une bouée de sauvetage. Je ne dois pas sombrer. Je dois encore lutter, à la surface, tant que la lumière est visible. Je ne dois pas écouter ces sirènes qui m'attirent vers les abysses. 

Le passé est passé. On ne peut rien y changer. Le temps passe... mais les remords restent.

Je cligne des yeux en me demandant ce qu'on fait là, sur ce palier de porte. Puis je me rappelle le but de notre mission : trouver à manger. J'ai un immense soupir quand je déclare, la voix enrouée :

"Je sais qu'il reste des vivres dans ma cuisine. On venait de faire les courses, avant..."

Je ne finis pas ma phrase. Jimin se redresse. Il me lance un regard étonné. Il se secoue. Le jeune homme avait peut-être lui aussi oublié notre mission. 

"Tu veux que j'y aille ? murmure Jimin."

Je hoche la tête. Je ne peux pas mettre un pied dans cet appartement; je risquerais de m'effondrer pour de bon. 

Je n'y retournerai jamais. 

Jimin se relève. Je reste à genoux. 

"Tu es si fort... tu m'émeus. Tu en as conscience ? lâche-t-il, d'une voix secouée."

Son admiration me touche en plein coeur. Je ne sais pas quoi répondre.

"Va m'attendre à l'abri dans l'ascenseur, indique Jimin. Je ne serai pas long... promets-moi de ne pas faire de bêtise."

Je sais qu'il repense à ma précédente tentative de suicide. J'y songe aussi. 

"N'oublies pas les armes, il pourrait y avoir une de ces créatures dissimulée dans l'appart, je réponds."

Jimin hoche la tête. Il ne bouge pas pour autant. Il attend que j'aille effectivement dans l'ascenseur. Je m'exécute. Quand les portes se referment sur le visage inquiet du jeune homme, j'ai l'impression de revivre la même scène qu'alors.

Me voilà de nouveau seul, pris au piège.

Seuls contre tous (JIKOOK)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant