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Austin s'exécuta en se frottant les yeux. Quel nigaud, de s'endormir devant Monsieur Preto !

Ce dernier se tourna sur son dossier de velours et frappa des mains.

— Le jour s'est levé, Austin ! Haut les cœurs, je t'écoute. Montre-moi tes progrès.

Le garçon accorda sa guitare à l'oreille, s'empara du médiator qu'il avait glissé entre ses dents et se lança dans l'introduction de « Californication » des Red Hot Chili Peppers. Monsieur Preto laissait un doigt tapoter contre le bois du piano, au rythme de la mélodie d'Austin. Il gratta soudainement les cordes d'un air plus effréné et s'engagea dans le refrain. La mineur, Fa. Puis Do, Sol, Ré mineur, La mineur. Si ses doigts tremblaient au début, Austin n'avait plus peur de décevoir son professeur depuis longtemps. Voilà plus de dix ans qu'ils se connaissaient et passaient des heures à faire de la musique ensemble. Le garçon avait toujours refusé qu'on lui attribue un nouveau professeur. Désormais, Monsieur Preto s'y opposait également. Il connaissait ce gamin probablement mieux que ses parents.

Alors la main d'Austin glissa librement sur les cordes, confiante. Il jouait pour lui, avant de jouer pour celui qui le regardait. Il termina la mélodie en laissant le médiator filer doucement sur les cordes en position de La mineur.

Monsieur Preto laissa un instant de silence, avant d'applaudir.

— T'entendre jouer m'avait manqué. Tu as dû beaucoup travailler, c'est bien.

Austin afficha un sourire triste, observant les traces de poussières qui s'étaient formées sur le manche de l'instrument. Lorsqu'il rentrait le soir, il n'avait ni la motivation ni la tête à s'entraîner. Il s'étalait sur son lit, observant l'instrument du coin de l'œil sans jamais y toucher. Il perdait son temps à regarder la télé ou à réfléchir à propos de l'école, ses amis, et cette fille. Mon Dieu, le temps fou qu'il perdait à penser à une fille avec qui il n'avait rien partagé. Comment est-ce que cela pouvait être possible ? Comment un simple regard pouvait-il provoquer tout ça ?

Il contempla sa guitare, qu'il tenait entre ses mains. Peut-être la seule chose qui lui semblait encore familière, en ce moment. Pendant plusieurs mois, il l'avait délaissée, alors qu'elle n'attendait que lui pour être utilisée.

— Passe sur l'électrique, lança Preto en se levant.

Il brancha l'amplificateur et tourna les curseurs de réglage en grattant sa barbe.

— Un autre monde. Téléphone. C'est parti !

Il se rassit sur son siège de velours et croisa les doigts, penché vers l'avant. Austin passa la sangle de la guitare rouge cerise autour de son cou et se râcla la gorge.

— Allez, on y va ! Mima Preto en faisant des ronds avec sa main.

Le garçon s'élança, faisant sonner un véritable bijou. Dès les premières notes, les murs en tremblaient presque. Un frisson parcourut le professeur de la tête aux pieds, silencieux face à la mélodie que créait son élève. Pétrifié, il le fixait de ses grands yeux bleus. Le solo d'introduction touchait presque à sa fin, et l'annulaire du garçon appuyé sur la corde laissait parfaitement sonner la réverbération. Puis il plaça ses doigts en position de Ré, et démarra le couplet d'un geste sec. Preto tapa du pied mais s'arrêta rapidement, observant Austin improviser, retrouvant les notes de la mélodie une tonalité plus haute. Ses doigts parcouraient le manche comme s'ils le connaissaient par cœur. Pour lui, c'était comme faire ses lacets, le professeur le sentait dans le regard de son élève.

Soudain, la sonnette retentit. Monsieur Preto sursauta et Austin arrêta de jouer. Agacé, le professeur se leva et observa le retour de la caméra, dévoilant un homme portant des lunettes d'aviateur et une housse en cuir noir. Derrière lui, une limousine toute aussi sombre se tenait dans la rue.

Le Journal des VagabondsWhere stories live. Discover now