Chapitre 20 : Le karma

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La salle d'attente de la banque est bien remplie. Ça fait presque vingt minutes qu'Albertine attend. Elle tient fermement un dossier qui repose sur ses genoux. Il n'aurait pu en aucune mesure lui échapper des mains. Sur le siège d'à côté, un monsieur vient de s'asseoir. Bon sang, elle espère qu'il ne soit pas pris avant elle tout de même. Elle a volontairement pris rendez-vous à dix heures pour ne pas risquer d'être en retard au travail. Souvent, ce dernier l'empêche de finir ses affaires. Mais cette fois, elle ne veut pas se donner d'excuses. Elle aurait pu se faire voler le local sous ses yeux à cause de ce foutu boulot tout de même. Heureusement que le message s'était envoyé. Elle qui pensait avoir un mauvais karma, finalement il n'était pas si mauvais. Pourtant, elle est certaine d'avoir fermé la page sans envoyer. Mais bon, comme l'informatique n'est pas sa tasse de thé, elle ne peut être sûre de rien... Et puis le local ne lui aurait pas filé entre les doigts, l'agence lui a bien dit que ça faisait trois mois qu'il était sur le marché quand elle l'a rappelée. Autant dire que c'était une aubaine pour eux. Oui une aubaine, elle est une aubaine. Albertine relâche un peu le dossier. Mais pour sa banque, elle ne sera peut-être pas une aubaine. Qu'est-ce qu'ils vont faire avec un projet à la mords-moi-le-nœud comme le sien ? Elle a constitué le dossier au cas où. Ça n'a pas été une mince affaire mais Moïsette l'a aidée. C'est même elle qui l'a motivée à le constituer quand elle lui a raconté l'appel de l'agence. Elle lui a dit quelque chose du genre : « De toute façon tu n'as rien à perdre à essayer... » ou « Qu'est-ce que tu perds à essayer ? ». Oui, c'est ça, sous forme de question. Elle s'en souvient parce que cette phrase l'a fait tilter. La plupart du temps, elle pressent tellement l'échec qu'elle n'essaie pas. Elle s'était remémorée toutes les fois où elle n'avait pas essayé : tenir tête à son père, travailler dans la mode, se lancer à son compte, démissionner, chercher ailleurs, déménager... Elle était toujours partie défaitiste. Du coup, elle s'était dit que la phrase de Moïsette était très appropriée. Elle ne l'avait d'ailleurs pas choisie pour rien, Moïsette la connait trop bien pour que ce soit le cas. Lui dire d'essayer, était le meilleur des conseils qu'elle pouvait lui donner. Cela ne voulait pas dire qu'elle espérait. Elle essayait c'est tout. Au moins, si ça ne marchait pas, elle ne serait pas déçue. En plus, c'était une vraie plaie de faire cette demande de prêt à la banque. En plus de Moïsette, il avait fallu que Pascal intervienne. Le mari de Moïsette avait déjà fait une demande de prêt pour créer son entreprise de fenêtre donc il connaissait à peu près les démarches. Quoi qu'elles aient quelque peu changé en trente ans, lui a-t-il dit. Mais comme il est plus débrouillard qu'elle avec l'informatique il avait pu se renseigner sur ce qui était nécessaire à l'entreprise. Sans lui, elle n'aurait pu réunir le justificatif de domicile, le relevé de compte, le papier qui attestait de l'ensemble de ses biens immobiliers et financiers, quelque chose concernant son travail qui disait qu'elle était au supermarché en CDI depuis presque trente ans maintenant, et puis aussi la photocopie de sa carte d'identité ! Enfin bon, tout un tas de paperasses dont elle n'aurait pas su se dépatouiller. Elle déteste ça la paperasse. Mais bon, comme il faut essayer. Qui ne tente rien n'a rien aurait dit mamie Jeanine, la mère de maman. Elle était comme ça mamie Jeanine, très hardie, toujours le mot qu'il faut avec beaucoup de répartie même. Ce n'est pas maman qui aurait fait de même, elle n'était pas du genre à tenter quoi que ce soit. Elle était plutôt de celles à se taire et à ne pas affirmer trop fort son opinion, car c'est ce qu'il fallait pour être avec son père. Un monsieur Joineau est appelé par une dame qui n'est pas sa conseillère. Heureusement, elle a encore une chance de passer la suivante. C'est exact, moins d'une minute plus tard, sa conseillère fait irruption dans la salle d'attente et c'est Albertine qu'elle appelle. L'homme qui sort de son bureau n'a pas l'air très joyeux, Albertine aurait même dit dépité. A quoi va-t-elle la cuisiner elle ? Elle espère, en s'avançant dans le bureau, que Madame Tran-Desmoulins ne sera pas trop dur avec elle. Elle se sait sensible, même si elle essaie simplement et qu'elle ne se fait pas d'espoir. Mais tout de même, un mot trop haut de sa bancaire, qui l'accueille avec un sourire presque comme dans les pubs, pourrait sévèrement la toucher.

-Alors Madame Villiers, le dossier de demande de prêt est-il prêt ?

Albertine veut rigoler de son jeu de mots, mais elle constate que Madame Tran-Desmoulins ne l'a pas même remarqué et se contient. Elle tend le dossier sur lequel des traces de mains sont restées et attend. Elle se sent comme dénudée d'un vêtement. La bancaire le réceptionne et le feuillette attentivement et rapidement. Quand elle relève la tête, Albertine se prépare déjà au verdict.

-Bon, il est presque complet, mais il reste le plus important : le prévisionnel. Comme vous vous lancez dans une nouvelle activité, vous comptez arrêter votre travail j'imagine ?

Albertine hoche la tête.

-Il faut donc prévoir les coûts de cette nouvelle activité, il n'y pas que le local j'imagine, et prévoir les revenus que ça pourrait générer....

-Et après cela, ce sera bon ? demande timidement Albertine.

-Après cela, le dossier sera réétudié. Vous avez de la chance, vous avez plus de 30% d'apport, et vous avez dépensé avec beaucoup de parcimonie ces dernières années d'après ce que dit le livret de compte.

-Oui, et je veux vendre l'appartement aussi. Celui où je vis, il ne me servira plus à rien, je vivrai dans le local. Oh, il faut un peu le rénover, mais ça fait un apport en plus.

-En effet, il faut que vous le mentionniez dans le prévisionnel et que vous commenciez les démarches. Il faut savoir cependant que le marché de l'immobilier est très mauvais à Saint Amand-les-eaux, la vente n'assure pas l'achat de votre appartement.

-Je comprends donc je fais la prévision et je reviens vers vous.

-C'est tout à fait ça Madame Villiers, le prévisionnel. Il faut que vous expliquiez ce que vous voulez faire pour appuyer votre dossier auprès de la banque, un prêt de 100000 euros ce n'est pas rien.

-Oui, je sais bien.

-Quel est votre projet d'entreprise ? Vous ne rachetez pas un fond de commerce a priori ?

-Je veux ouvrir une boutique de seconde main, donner une seconde vie aux objets, vêtements...

-Un upcycling ? Mais c'est formidable ! En ce moment je vois tout un tas de projets qui fleurissent comme ça, c'est totalement dans l'air du temps !

Albertine est surprise de la réaction de la bancaire. Décidément, le karma joue en sa faveur. Elle a déserté depuis tant d'années qu'elle n'aurait pas pensé que la chance serait un jour de nouveau avec elle.

-Eh bien, contente que ça vous plaise Madame.

La bancaire se lève énergiquement et Albertine fait de même avec un peu moins d'énergie cependant. Elle n'a pas son âge. Elle lui tend le dossier et lui offre son plus beau sourire de pub.

-Eh bien, Madame Villiers, je souhaite sincèrement que ça réussisse, revenez avec ce prévisionnel, on se redonne rendez-vous.

Et elle l'invite à sortir du bureau. Albertine regarde les figures maussades, stressées, neutres, de la salle d'attente. Sans conteste, elle est la femme la plus heureuse de cette pièce.

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