Chapitre 9

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// Point de vue de Camille //

De très longues semaines, de nombreuses semaines même, s'étaient écoulées depuis mon réveil. Bien malgré moi, une longue rééducation l'avait ensuite suivi. J'avais dû réapprendre à marcher, et surtout à tenir debout sur mes jambes sans vaciller ou m'écrouler subitement. Durant un long moment, j'avais eu la désagréable impression de ressembler à un tout petit faon venant tout juste de naître et de découvrir le monde, tant mes jambes tremblaient dès que j'essayais de me mettre sur mes pieds.

Ma tête avait souvent manqué de frapper violemment le sol, alors mes déplacements ne faisaient plus qu'en présence d'une autre personne pour qu'elle puisse me rattraper dans le cas où mes jambes lâcheraient, c'est-à-dire, presque à chaque pas.

Heureusement, il s'agissait du seul nuage au-dessus de ma tête,  malgré la violence de ma chute à cheval, aucun dommage n'était à déplorer et c'était un vrai miracle pour les médecins. Mon coma non plus n'avait eu aucun autre effet néfaste sur ma vie, ni même sur ma mémoire et parfois il m'arrivait de le regretter un peu.

Depuis mon réveil, une seule et même idée me trottait en tête. Je dirais même qu'une obsession ne cessait d'hurler dans mon esprit dès que j'étais seule avec moi-même au fond de mon lit, et parfois, j'avais besoin qu'elle s'essouffle, qu'elle me laisse respirer. 

Je n'avais pas oublié, je n'avais rien oublié. Chaque jour, je me réveillais avec le manque d'eux. Chaque nuit, je m'endormais avec le manque de lui. Ils me manquaient tous terriblement, chacun à leur manière. Beaucoup de choses accentuaient ce sentiment, comme le petit rire d'Anna à chaque fois que Bridger nous livrait une de ses célèbres blagues plus surprenantes les unes que les autres, qui parfois n'étaient pas si drôles que ça. Pourtant, il avait toujours su nous faire rire et le ton qu'il employait en était le premier responsable, il fallait bien l'avouer.

Kris me manquait tout autant, ne plus l'entendre chanter était une réelle souffrance. Sa petite voix enfantine rendait toujours une journée sombre en une magnifique journée ensoleillée. Il pouvait en l'espace de quelques secondes, dissiper le moindre petit nuage noir au-dessus de nous. Kris adorait chanter en jouant avec ses petits dinosaures ou ses animaux marins, c'était presque comme une seconde nature chez lui. Il était comme dans son monde à ces moments-là, comme si quelque chose lui manquait à lui aussi et qu'il le retrouvait à chaque fois qu'il chantait une de ses comptines.

Cependant, celui qui me manquait plus était Bridger. Au fil des jours passés près de lui, des sentiments avaient commencé à grandir en moi. J'étais tombée amoureuse de lui, de son humour plus que douteux, de ses magnifiques cheveux blonds, qui avaient tendance à friser sur les pointes, et de sa bienveillance. Il n'avait jamais réellement cessé de souffrir, nous le savions, pourtant, il avait toujours réussi à ne pas nous le montrer de trop, à penser avant tout à nous plutôt qu'à lui. Je l'aimais et il me manquait.

Au fil de ces longues semaines, j'ai beaucoup lutté pour parler d'eux, de mon autre famille, mais quoi que je dise ou que je fasse, on ne m'avait jamais cru. Un monde où toutes les personnes plongeaient dans le coma ne pouvait pas exister, c'était impensable ! Pourtant, c'était la réalité et personne ne l'avait accepté. C'était bien trop dur à croire pour eux, presque dérangeant, comme si leurs idéologies les plus profondes avaient été bafouées à la suite de cette annonce. Malgré tous les détails que je pouvais donner, personne n'essayait de me croire, ni de m'écouter.

Même lorsque je leur avais montré l'article de journal retraçant l'accident de Bridger, personne ne m'avait cru. Forcément selon eux, j'avais dû entendre son histoire à la télévision, ou lors d'une soirée avec mes amis, mais jamais l'idée que notre rencontre fut réelle dans cet autre monde ne leur effleura l'esprit. J'étais presque comme une aliénée pour eux, les "effets secondaires du coma" comme ils le disaient si souvent.

Peut-être avaient-ils peur d'admettre la vérité ? D'accepter l'idée qu'un monde parallèle pouvait exister et qu'il gardait entre ses murs toutes les personnes qui n'étaient ni réellement vivantes, ni vraiment mortes. Celles qui refusaient de lâcher prise, celles qui ne savaient plus vraiment quoi faire ni quel chemin prendre.

Finalement, j'avais cessé de me battre avec eux pour leur faire entendre raison. Il n'y avait plus que ma conviction qui comptait pour moi. Au plus profond de moi, je savais que je n'étais pas folle, que j'avais vécu cette vie, et parfois, en cherchant désespérément le sommeil, je voulais y retourner, je voulais les retrouver.

Et c'était ce que j'avais fait.

La pièce était sombre, les rideaux à peine ouverts de quelques malheureux centimètres. Je regardais l'homme couché devant moi, ses longs cheveux blonds lui tombaient en grande partie sur le visage. Voilà quelques longues semaines que personne n'avait vraiment pris la peine de le coiffer, de l'égayer ne serait-ce qu'un petit peu. Ils étaient suffisamment long pour s'onduler sur plus de la moitié des mèches, ce qui honnêtement lui donner un petit côté très adorable.

Il était pâle, très pâle, bien plus que dans mes souvenirs. Plus maigre également, ses joues étaient légèrement creusées, comme s'il était affamé. Couché dans ce lit, il ressemblait bien plus à un mort qu'à un homme qui respirait encore, et pourtant c'était ce qu'il était.

Près de lui, un grand nombre de machines médicales le retenaient en vie, les médecins avaient été très clairs avec moi avant que je n'entre dans la chambre, sans elles, Bridger ne serait déjà plus de ce monde. Pour eux, ses chances de survies étaient pratiquement nulles, moi, je gardais espoir. L'un d'eux avait même murmurer que c'était comme s'il ne voulait pas se battre.

Il n'était pas nécessaire d'être d'ôter d'une grande intelligence pour savoir qu'il ne voulait pas se battre pour sa vie. Il était bien rare qu'une personne ayant essayé de se suicider finisse ensuite par vouloir se battre pour sa vie, surtout si elle était plongée dans un coma profond.

Lentement, je pris place sur la chaise face à son lit. Son torse maigrichon se soulevait lentement et régulièrement. S'il n'avait pas ce tuyau enfoncé au fond de sa gorge, on jurerait qu'il était en train de dormir paisiblement.

Sa main, près de la mienne, était pâle et maigre. Ses longs doigts étaient squelettiques, avec en leur bout des ongles n'ayant pas été coupés depuis plusieurs semaines maintenant. Le Bridger que j'avais devant moi n'était plus le même que dans mes souvenirs, il n'était pas celui que j'avais rencontré dans cet autre monde. C'était comme si, là-bas, nous étions sous notre meilleur jour, comme si la réalité du coma ne nous y atteignait pas.

Il avait l'air si fragile que j'avais peur de finir par le briser en mille morceaux si par malheur je prenais sa main. Pourtant j'avais envie de sentir sa peau contre la mienne, et au fond de moi, j'avais le minuscule espoir qu'en serrant ses doigts entre les miens, il finirait par les sentir lui aussi et qu'alors il ferait tout son possible pour revenir près de moi.

Alors, délicatement je pris sa main et la serrai avec une infinie douceur entre mes doigts.

« Bonjour Bridger, c'est moi, Camille. »

De longues minutes s'écoulèrent avant que l'impensable ne se produisit.

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