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Selim commence à connaître par cœur les chambres d'hôpital. Il ne comprend jamais trop pourquoi, mais sa mère fait toujours l'effort d'y changer les fleurs. Aujourd'hui, c'est à lui de ramener un bouquet : les pétales sont plus blancs les uns que les autres. Pureté ou lividité ? Il ne saurait trancher.

D'habitude, son père fait toujours une activité : écouter de la musique, demander à regarder un match de foot, appeler un proche resté en Algérie. Aujourd'hui, il regarde dans le vide, fixant le mur devant lui. Ses dernières opérations l'ont épuisé, et il semble ne plus avoir ni l'envie ni la force de respirer.

Le souffle coupé, Selim se rapproche du lit. Son père paraît si faible et perdu... Son cœur est irrémédiablement meurtri par cette image, qu'il a déjà connu par le passé... mais qu'il avait commencé à oublier.

— C'est Selim papa.

Il tourne la tête vers lui. Le brun tente de comprendre si un dialogue semble envisageable, lui avec son moral en miettes, et son père, dans cet état. Toutes les images de cette situation sont violentes et apitoyantes : Selim est tiraillé entre colère inépuisable et tristesse languissante.

— Assis toi, articule son père.

Entendre sa voix lui fait l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Il aimerait... tout sauver, tout donner, tout rallumer. C'est toute sa vitalité qui lui manque.

Selim pensait confronter son père aujourd'hui, lui dire exactement ce qu'il avait sur le cœur depuis toujours. Quelque chose comme :

« Papa, tu sais, j'ai toujours été un mec sensible. Je sais pas pourquoi je suis comme ça, j'ai l'impression qu'il y a toujours un surplus d'informations en moi : de nuances, de subtilités, de détails qui me donnent envie de tout comprendre sur le monde et ce que je vis. Mais depuis toujours, tu m'as dit qu'il ne fallait pas pleurer, qu'il ne fallait rien montrer, qu'il est toujours essentiel de ne pas se laisser écraser, qu'il faut être dur, comme un roc, dur comme toi. Tu as été mon modèle toute ma vie. La virilité, elle est partout en toi. Et moi, je suis quoi ? J'ai donc rien montré, construit cette carapace qui fait que je ne m'ouvre pas facilement aux autres, que je plonge dans le déni une fois sur deux, avant de retomber sur l'amas de mes sentiments. Avec toi, il fallait toujours ne jamais avoir mal. Mais tu es tombé malade et tout est allé mal.

» Je t'en veux parce que rien n'est jamais suffisant, stable ou probant. Tout est à critiquer, jamais à féliciter. Tu te souviens des aller-retours que je faisais au lycée pour venir te voir ? où à chaque fois, il n'y avait qu'un silence pesant pour m'accueillir et me rappeler comme tu souffrais de ta maladie. Un silence qui persiste et qui me hante chaque jour. J'ai le sentiment d'être incapable de te rendre fier alors que j'essaie de cocher toutes les bonnes cases : loyauté, sincérité et fidélité envers un proche souffrant. Mais il n'y a que les autres pour récolter ton amour. Moi, je n'ai que ton silence. Ton foutu silence pesant.

» Je sais que parfois, je peux être égoïste. Surtout en amour, je l'ai bien remarqué. Je deviens aveugle aux autres. Mais dans cette famille, je trouve ça hypocrite de m'appeler ainsi. Je pense même ça injuste. Je suis juste plus individualiste : c'est ce que j'ai appris, nourri dans le mélange de cultures à travers lequel je grandis.

» Papa, je ne comprends pas. Qu'ai-je fait de mal ? Pourquoi c'est aussi dur de te montrer mes sentiments réels ? Tu es mon père, je suis ton fils : donne-moi l'espace pour déployer notre lien. Ou alors, est-il juste inexistant ? Suis-je à ce point un échec ? Regarde-moi et tranche cette question. »

Il se prononce la tirade dans la tête, étouffé par le silence de la chambre. Mais alors même qu'il s'apprête à s'énerver, bouillonnant de l'intérieur, son père lui prend la main.

Ce geste, si simple, si vrai anesthésie tous ses doutes.

Leurs regards se croisent : dans ses yeux, Selim y lit du soulagement. La fragilité de l'instant lui fait oublier tous ses maux : son père lui prend la main. Et cette chaleur le réconforte plus que tout.

— Hé 'pa...

Son père hoche la tête, faiblement. Mais sa poigne est encore vigoureuse, comme s'il y concentrait toute son énergie restante. Sa vitalité est là, dans la paume de sa main.

— Bats-toi.

Selim le regarde droit dans les yeux.

— Je t'aime 'pa.

Il l'a dit. Ces quelques mots détonants.

Dans sa famille, il n'y a jamais eu de place pour ce genre de déclarations. La pudeur est omniprésente : personne ne doit manifester un attachement ou un quelconque lien fort. L'amour familial n'est pas à étaler au jour le jour. C'est interdit, c'est ce que le père de Selim lui a inculqué depuis tout petit.

Mais il le répète, encore, en renforçant sa poigne :

— Je t'aime papa, alors, je t'en supplie, bats-toi.

Selim n'attend plus rien de lui. Tout a été dit en un geste et quelques mots.

Mais son père, dans un dernier effort avant de s'endormir, lui murmure : « » (ana aydan) - un « moi aussi » en algérien - qui le transperce de part en part. Touché droit au fond du cœur, Selim retient ses larmes. Il ne doit pas pleurer devant son père : il sait que ça lui fera mal, qu'il aura honte de son fils alors il regarde les fleurs et leur blancheur. C'est comme ça, c'est ainsi qu'a toujours fonctionné sa famille. Mais dans de rares moments, la vulnérabilité n'est plus bannie...elle doit juste rester restreinte pour ne pas trop faire souffrir.

En tenant toujours sa main, Selim avoue silencieusement un « au revoir » tremblotant. Il n'espère pas que ses mots soient signes de défaite ou d'adieu, mais il est conscient du potentiel départ de son père. Tout est rythmé par les séparations dans sa vie, ces jours-ci. Départs en vacances, départs dans d'autre villes, départs dans une autre vie. Alors, il se doit de préparer un « au revoir », pour apaiser sa conscience et profiter de ces moments au cas où son père le quitte. C'est dur mais Selim sait que c'est une chance. Amorcer un futur départ, c'est si rare...

Un je t'aime et un au revoir, c'est tout ce que Selim a toujours eu peur de prononcer et infiniment espérer. Et il a pu le faire, aujourd'hui, dans les silences de sa vie.

MinceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant