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— On pourrait se réfugier à l'intérieur de l'église, le temps d'appeler la police ? proposa Cameron d'un ton pressé au bord du supplice.

Elle peinait à se réchauffer, et la vue du sang la rendait nauséeuse. Au fond d'elle, elle tremblait toujours, bien que de l'extérieur, elle demeurait droite comme une statue. La fille, qui avait frappé son agresseur il y a quelques minutes, ce n'était pas elle. En fait, cette violence ne lui ressemblait pas.

Dans le passé, ses frères avaient essayé de lui inculquer deux, trois techniques d'autodéfense. Le quartier n'était pas sûr... Enfin, la vie new-yorkaise n'était pas de tout repos pour une petite blonde d'un mètre cinquante six. Ils savaient qu'en partant, ils abandonneraient en quelque sorte leur cadette à son propre sort. Ils ne seraient plus là pour assurer sa protection, s'occuper de son éducation et, surtout, de son bonheur. Même s'ils lui avaient montré comment effectuer un crochet du droit dans les règles, ils ne pouvaient pas empêcher l'inévitable : elle souffrait.

Chaque matin était synonyme de torture pour Cameron. Elle voulait sécher, mais à quoi bon ? Ne pas aller en cours, c'était leur donner raison, s'avouer vaincue. Et ses frères lui avaient au moins appris une chose : on ne baisse jamais les armes.

Avec l'assurance d'une reine, elle se dirigea vers l'immense double porte en bois de l'édifice religieux. Avant ce soir, elle n'y avait jamais mis les pieds. Pourtant, elle habitait juste à côté, et sa mère y venait prier. Celle-ci s'était découvert un intérêt soudain pour la religion au départ de ses fils. Désormais, elle implorait le Seigneur de veiller sur ses enfants. Elle ne manquait aucune messe et participait même à la collecte orchestrée par l'église pour les banques alimentaires.

Dans un écho presque mystique, la porte se referma derrière Zachary et Elijah qui l'avaient suivie sans un mot. Tous les trois s'avançaient dans l'allée centrale, guidés par la lumière accueillante qui brillait au bout. Autour de l'autel, des Étoiles de Noël avaient été disposées. Les poinsettias formaient un cercle coloré qui rappelait à Cameron la couleur dont la neige avait été souillée. Cette pensée lui arracha aussitôt un haut-le-cœur et la força à détourner le regard. Un sapin de Noël trônait dans un coin du sanctuaire. Au-dessus, le drapeau du pays était hissé tandis qu'une couronne de Noël était accrochée à l'un des pilastres.

Tout ici inspirait la tranquillité. Les cierges qui se consumaient sur les chandeliers. Le vent qui sifflait entre les vieilles pierres. La coupole qui se creusait dans l'obscurité.

Cameron s'assit sur le premier banc, face aux décorations de Noël. Les guirlandes lumineuses lui apportaient un certain réconfort pendant qu'elle entendait les tonalités d'un téléphone résonner. Zachary avait pris l'initiative de composer le 911.

De son côté, Elijah continuait d'examiner sous toutes ses coutures le porte-documents qu'il avait volé malgré lui. Il mourrait d'envie de l'ouvrir pour découvrir les mystères qu'il conservait.

— Qu'est-ce que c'est à ton avis ? l'interrogea Cameron, les mains sous ses cuisses.

Elle aussi était dévorée par la curiosité. Jamais elle n'avait vu un pareil objet.

— Je sais pas, sûrement une espèce de portefeuille qui servait à transporter des documents importants ou des lettres au dix-septième siècle.

— Tu crois que ç'a un rapport avec le meurtre auquel j'ai assisté ?

Elijah releva les yeux de la mention latine pour les plonger dans ceux de sa voisine.

— Je pense. Qui trimballe sur soi des antiquités, avant de tuer un Père Noël ?

— Il n'y a qu'un seul moyen de le découvrir... lui suggéra Cameron, avec un sourire qui lui rappelait son ancienne amie.

C'était la plus longue conversation qu'ils avaient eue en quatre ans. Enfants, ils jouaient pourtant ensemble, mais la rentrée au collège avait marqué un tournant dans leur amitié. Aujourd'hui, il n'était plus question de se réunir sous la cage des escaliers pour se raconter des secrets, ni de capturer le roi de l'autre, encore moins de s'asperger d'eau dans la cour de l'immeuble en cas de canicule. Ils étaient devenus l'un pour l'autre de parfaits étrangers.

— Ils envoient des renforts, intervint Zachary après avoir raccroché.

— Tu leur as dit qu'on s'était réfugiés dans l'église ? s'inquiéta Cameron à nouveau.

Elle redoutait l'attente. Combien de temps mettraient les policiers à arriver sur les lieux ? Une dizaine de minutes ? Une demi-heure ?

— Oui.

— Et que le tueur était toujours dehors ?

La panique transperçait dans la voix de l'adolescente, ce à quoi Zachary répondit par un soupir exaspéré. Il arrivait à garder son calme dans n'importe quelle situation. Après tout, il avait assisté à la guerre que s'étaient déclarée ses parents l'an dernier. Un incident comme celui d'aujourd'hui, c'était presque une formalité ! Voir une famille se déchirer était bien plus éprouvant, et faire paravent pour que sa sœur n'en soit pas témoin l'était davantage.

Elijah entreprit de rassurer sa voisine de pallier en lui serrant la main. Tout naturellement, ses doigts gantés se mêlaient à ceux de Cameron rougis par les températures négatives. Ce geste n'échappa pas à Zachary qui leva les yeux au ciel. Voilà que l'éclopé de seconde se la jouait chevalier servant !

— C'est quoi, cette vieillerie ? lança-t-il pour briser le silence embarrassant.

Il désigna du menton le porte-documents. Toujours fermé d'un lacet de cuir, celui-ci les protégeait des mystères de l'Histoire. Aucun adolescent de leur âge n'aurait dû y être exposé. Les dangers auxquels ils se retrouvaient confrontés les dépassaient.

— On t'attendait pour le découvrir, mentit Elijah avec aplomb.

Sa béquille dressée devant lui, il s'appuya dessus pour se lever, puis rejoignit l'autel où il déposa avec précaution la relique du dix-septième siècle. Le porte-documents contenait une vingtaine de documents dont l'odeur et l'aspect confirmaient l'authenticité. Il sentait les vieux livres qui prenaient la poussière à la bibliothèque. Une seule feuille dactylographiée faisait tache dans le tas et trahissait sa contemporanéité. Elle semblait retracer un historique dont la première date remontait au 24 mai 1626. À ce jour, était apposée la mention « Achat de Manhattan ».

L'histoire de l'île n'était pas étrangère à Elijah. En octobre dernier, il s'y était intéressé pour un exposé en cours d'histoire. Manhattan devait son nom à la population amérindienne qui y avait habité avant les colons, les Manhattes. Le premier document le laissa sans voix. La graphie particulière de l'époque aurait très bien pu l'induire en erreur sur l'identité du signataire. Le u ressemblait à un v et la façon dont le t penchait aurait pu être un h, mais c'était bien Peter Minuit qui avait écrit la lettre.

— Alors ? s'impatienta Zachary.

Elijah n'eut pas le temps de formuler une pensée cohérente. Un courant d'air fit voler la lettre en même temps que la porte de l'église s'ouvrit.

Les Frères NiklaussWhere stories live. Discover now