Chapitre 15 : Amaril

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La Condamnation du Silence



Boudoir d'Amaril d'Eliomar, Palais des Contemplations,

21, 8, 142III

Amaril était à cran, à tel point que si elle avait pu ouvrir la porte de sa suite d'un coup de pied, elle l'aurait fait sans hésiter. Bridant néanmoins ses ressentiments, d'amertume et de colère intarissables, elle se conforma à la bienséance et pénétra dans l'antichambre de la plus normale des façons : pourtant, ses doigts s'étaient crispés sur la poignée sculptée, réveillant par là même la douleur pulsante de ses paumes meurtries. Ce détail ainsi ressorti des méandres de sa mémoire, elle se morigéna un instant d'être sortie de la sorte, les mains blessées et couvertes de sang, pour traverser la ville entière à la recherche d'un malotru qui ne méritait pas le quart de ses efforts. Elle lâcha un soupir irrité. Sous l'attention neutre qu'elle savait bienveillante de Safre, elle poussa le ventail du boudoir où elle tenait habituellement conseil. Elle ne s'en était pas assurée une seule fois pendant sa course furieuse dans le dédale d'Eliomar, mais aux pas qui la suivaient, elle sut qu'elle n'avait perdu personne au cours de l'épreuve. Fait fort heureux, d'ailleurs, parce qu'elle n'aurait en rien rebroussé chemin pour chercher les absents dans les rues baignées de nuit.

La sangbleu secoua la tête alors qu'elle ôtait sa cape. Par les tempêtes de Llewel, jamais elle n'avait demandé à recevoir davantage de corvées ! C'était peut-être pour cela, détestable ironie du sort, qu'elle se trouvait à devoir dépoussiérer les restes du cadavre qu'elle avait tenté de cacher dans le placard - et qu'elle aurait mieux fait d'envoyer directement au bûcher. Elle songea une seconde à la soirée qui l'attendait, alors qu'elle gérait de telles histoires au lieu de rédiger ses paperasseries assassinantes. La délégation natellfelienne arrivait dans deux semaines et elle devait impérativement réfléchir à l'actualisation des traités commerciaux qu'Eliomar entretenait avec le chef-lieu de la province vesalunaise ; tout comme elle devait plancher sur ce projet que lui avait soumis la guilde des Marchands d'Epistora, avec l'appui du Gouverneur Dal Sverta, au sujet de la restauration de la principale route commerciale entre leurs deux territoires. Identifier les dommages, chiffrer les dépenses en temps et en argent, définir les différents acteurs, répartir les tâches et planifier les travaux... L'espace d'une seconde blasphématoire, elle maudit Tanathil de leur avoir donné de si mauvais belphémeths ces dernières années, à l'origine des avaries qu'avaient endurées les voies praticables de l'empire. Elle soupira. À l'heure actuelle, elle n'aspirait qu'à prendre un bain brûlant en mangeant les friands au fromage et à la viande amoureusement préparés par Khalial, la cuisinière en chef. Et tant pis pour les miettes dans la baignoire.

Enfin, sa seule consolation, ce soir, résidait peut-être dans l'étrange femme que Lux (et à l'évocation de son prénom, elle se retint de jurer) avait ramenée dans son sillage de souvenirs putréfiés. À cette pensée, Amaril se tourna vers le quatuor infernal ayant investi ses quartiers et si son regard s'arrêta sur le visage inexpressif, maculé de sang du mage blond, il n'y fit qu'une brève pause avant de se figer sur celui de l'intéressée : des traits doux, une peau de pêche, des cheveux d'épril et des yeux d'ambre... qui lui rappelèrent, vaguement, une sculpture qu'elle s'en était venue voir plus tôt dans la journée - ainsi que quelques vagues portraits suspendus dans les sections oubliées de la bibliothèque. Endossant alors son rôle de personnage public figure de bienveillance, elle s'affubla d'un sourire aimable et, tout en s'installant dans l'un des sofas qui occupaient l'espace, invita le groupe à en faire de même. Lorsqu'ils eurent tous pris place, elle se frotta les mains, retint une grimace, et poursuivit d'un ton un peu trop aigre pour paraître parfaitement avenant :

Anganope [Tome 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant