Chapitre 20 : Safre

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Les Mérites du Regret



Forêt de Kallioræ,

9 ans auparavant

12, 6, 133III

Lux s'effondra sur l'humus humide de Kallioræ. Haletant, la terreur comme une seconde peau, il ne pouvait quitter le démon des yeux, celui qui le pourchassait depuis plusieurs mois déjà. Plutôt, celui qui l'avait pourchassé jusqu'ici ; car comme tous ceux qui avaient eu le malheur de se frotter à Lux avant lui, le vor'norois s'en était allé retrouver ses ancêtres maudits, dans l'Outre-Temps incandescent réservés aux décadents.

Malgré sa victoire, Lux ne parvenait à se calmer. Il savait son répit de courte durée, voué à échapper aux griffes de l'ennemi comme sentence perpétuelle, inéluctable, qu'il devait expier pour une obscure raison que personne ne s'était donné la peine d'éclaircir. Ce n'était qu'une question de jours avant qu'un nouveau Serpent reprenne la course qu'avait perdue son prédécesseur. Cette quête n'aurait de fin que lorsque leur proie trouverait la sienne. Alors, depuis trois ans déjà, depuis que Lumen et Radia avaient péri sous les coups vor'norois, dupés par le malin et brûlés jusqu'aux os dans le brasier dansant qu'était devenu leur demeure ; depuis ce soir d'elwelë, sous la protection d'Ectaneth Anganopi, depuis que les constellations avaient jugé bon de le châtier, Lux courrait, pris dans cette course infernale. Et il était las.

D'un geste presque spasmodique, le jeune mage plaça une main écarlate sur la plaie qui crevait son flanc. Il tâcha de compresser la déchirure comme il le put, plié en deux, les larmes aux yeux et la bave aux lèvres tandis que la douleur se faisait soudain insupportable. Un gémissement de souffrance franchit ses dents serrées. Mais bravement, parce qu'il ne pouvait faire autrement s'il voulait survivre, il compressa, encore toujours, la paume collée de sang contre ses chairs ouvertes.

Pourtant, loin était le temps où Lux échouait à planter un feubois, non loin. Tranché des conseils de son père mais lié de force à la cruauté d'une existence de fuite, il avait dû s'améliorer ; et ses cibles s'en sortaient rarement. En réalité, ce n'était pas au lancer que la Vouivre l'avait supplanté, mais au corps à corps, car sans véritable mentor, Lux n'avait pu se construire l'étoffe de combattant aguerri que portait néanmoins ses adversaires. Aussi tâchait-il de rester au plus loin, autant qu'il le pouvait, afin de jouer de ses poignards de jet plutôt que de ses compétences, limitées, au combat rapproché. C'était sa stratégie : expédier le duel en usant de l'effet de surprise. Même s'il avait conscience de la pauvreté de sa tactique, elle lui avait sauvé la peau à plusieurs reprises. Mais pas aujourd'hui... Le combat n'avait pas duré, pourtant.

Lux grogna un râle tandis qu'il se pliait encore un peu. Prostré ainsi, il ne lâchait pourtant pas des yeux le cadavre qui refroidissait non loin, comme si le démon pouvait à tout moment renaître de ses cendres et reprendre l'assaut. L'image n'était pas dépourvue de sens, compte tenu du contexte, mais Lux savait qu'il faudrait un certain laps de temps avant que l'ennemi reprenne sa chasse. Il savait aussi qu'il était impossible qu'un être vivant normalement constitué défiât les lois de l'Outre-Temps : la gorge qu'il avait ouverte ne se refermerait pas d'elle-même, le sang ne retournerait pas aux artères palpitantes et aux veines bleues, et le cœur froid ne se remettrait jamais à battre ; ainsi la sentence de la mort était-elle énoncée. Alors pourquoi avait-il la vague impression, dégoûtante, répugnante, que la poitrine du monstre se soulevait encore au rythme lent de celui qui dort, allongé sur l'humus tendre comme le ferait n'importe quel promeneur-poète dans le sous-bois de Kallioræ ? L'écrin de verdure étourdissante ne prenait pas lieu et place de tombeau, dans sa flamboyance de couleurs et de textures qui oblitéraient, absorbaient même jusqu'à la moindre goutte de sang, si bien qu'un observateur extérieur à la scène n'aurait pas pu imaginer un seul instant le sommeil du démon comme définitif. En vérité, la quiétude chaleureuse de l'endroit, de parfums et de chants, était comme un deuxième poignard dans le flanc de Lux.

Anganope [Tome 1]Donde viven las historias. Descúbrelo ahora