6. Petits bonheurs d'altitude

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Cette journée d'octobre, outre le fait qu'elle affichait une température déjà bien basse pour la saison, allait rester pour monsieur Baratin comme l'une des plus importantes de sa vie. Monsieur Baratin était heureux comme rarement il l'avait été. Heureux au delà de l'imaginable, et son bonheur en était à ce point extravaguant qu'il devait se voir sur sa personne, il coulait, ruisselait, exsudait par tous les pores de sa peau ; il était impossible pensait monsieur Baratin, d'­être aussi heureux sans que les autres ne s'en rendissent compte, ce ne serait pas juste, ce ne serait pas humain, il fallait à ce sommet de jubilation et d'autosatisfaction une publicité massive et immédiate, à quoi cela servirait-il d'en arriver là si les autres n'en devaient rien savoir ? Les autres, monsieur Baratin les tenaient en grand mépris, mais il savait leur reconnaître la capacité de lui renvoyer à travers leurs regards son image sociale. Rien ne le mettait plus en joie que la petite étincelle d'admiration qu'il voyait parfois s'allumer dans l'œil d'un subalterne. Eh bien là, ils allaient être servis, les autres, car aujourd'hui, après des années de travail, monsieur Baratin était devenu chef. Pardon, grand chef. Tout le monde en dessous. La joie, enfin, de les voir tous plier devant lui. Et pour bien marquer le coup, pour afficher sa toute récente position dominante et lui donner l'éclat qu'elle méritait, monsieur Baratin venait de se commander un bureau à faire pâlir de jalousie un producteur hollywoodien. Il avait déjà réussi à décrocher le dernier étage l'année précédente. Quatre vingts mètres carrés et vue panoramique sur la ville, derrière lui — ce qui mettait les visiteurs assis en face dans la situation de devoir lui parler et l'observer à contre-jour, il ne faut rien laisser au hasard. Et maintenant le bureau. Le fauteuil et le bureau. La secrétaire. Le fauteuil, le bureau, et la secrétaire de monsieur Baratin. Tout cela allait en jeter au delà de toutes ses espérances — il ne faut rien négliger, non plus, de ces joies simples qui, accolées les unes aux autres font que l'on peut dire à la fin d'une journée que cela fut une bonne journée. Allons, allons, se dit monsieur Baratin, pas de fausse modestie, je t'en prie, cette journée restera dans ta mémoire comme plus qu'une « bonne journée », ne te fais pas plus humble que tu n'es ; d'accord, d'accord, se répondit-il aussitôt, je t'accorde que cette journée restera à ta mémoire comme la plus importante de ta vie ; tu n'en ferais pas un peu trop, là, tout de même ? Se répondit-il encore. Non non, je t'assure, finit-il par se convaincre.

Quelques années en arrière, monsieur Baratin avait décroché de la malhonnêteté et avait fait de son nom de guerre un nom propre, si l'on peut dire. Il avait fait ça comme un sportif raccroche les crampons quand il sent le souffle lui manquer et voit les nouveaux venus le dépasser sans effort apparent. Mon petit vieux, s'était-il dit alors, si tu veux aligner ta durée de vie sur les statistiques nationales, il est temps d'arrêter les conneries et de trouver une nouvelle voie. Les « conneries » en question recouvraient en réalité une nébuleuse d'affaires proscrites par les lois de la République allant du contrôle de tripots jusqu'à la distribution de substances hallucinogènes en provenance d'Amérique du sud, en passant pas l'exploitation sexuelle de jeunes filles d'Europe de l'est auxquelles ils suffit, pour les faire tenir tranquilles, de confisquer le passeport — les victoires politiques, ou du moins ce que l'on considère comme tel, ont parfois des conséquences inattendues, il faut bien le dire. Mais ce n'était pas tant la loi qui effrayait monsieur Baratin que la concurrence qui régnait dans ce monde-là, une concurrence dont les litiges ne se réglaient pas au sein des tribunaux de commerce mais le plus souvent d'une balle dans la nuque. Monsieur Baratin, bien entendu, ne travaillait pas seul — si tant est que l'on puisse appeler cela du travail —, il faisait partie d'une organisation dont l'existence même, alors que ses dirigeants avaient tous pignon sur rue, prouvait sa puissance. En fallait-il des appuis officieux pour que tout ce monde-là ne soit pas embarqué derrière des barreaux en deux temps trois mouvements. Mais des appuis, ce monde-là en avait pour perdurer jusqu'à la fin des temps. Monsieur Baratin lui-même, alors qu'il n'était que simple « lieutenant » avait été reçu à dîner par le préfet de police. Si, si, le préfet de police de Paris. Une soirée d'ailleurs mémorable qui lui avait permis de séduire la fille du maître des lieux, souvenirs, souvenirs.

Pourtant, comme chacun peut s'en douter, on ne quitte pas ce monde-là comme on démissionne d'un poste de comptable. Il y a bien entendu les affaires en cours et la somme d'informations que l'on détient sur l'organisation, mais il y a surtout la vie facile, l'argent, les filles, et au bout du canon, le pouvoir de vie et de mort. Surtout de mort. Lâcher ça avait coûté à monsieur Baratin un effort surhumain — la vie normale n'avait pas bonne presse dans ce monde-là, la routine, le travail, le lever du matin, les journées indifférenciées, les efforts permanents, tout ça pour quoi ? Des cacahuètes. Pour le reste, entendez les secrets qu'il détenait sur l'organisation, monsieur Baratin s'était arrangé avec le grand chef himself ; nul ne savait ce qui s'était dit au cours de leur entretien mais monsieur Baratin avait pu quitter la place avec la garantie de son intégrité physique. Il avait alors changé de nom et était entré comme gratte-papier au sein de la société dont il devenait aujourd'hui même, par la grâce de son conseil d'administration, directeur général.

Ce soir, en rentrant dans son grand appartement vide, pour fêter cette exceptionnelle journée, monsieur Baratin se payerait l'exceptionnelle récompense d'un gin tonic, le premier depuis cinq ans, huit mois, et quatre jours.

Des mecs qui assurentWhere stories live. Discover now