19. Pièce rapportée

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Les parents Tragonné habitaient à deux cents kilomètres, un petit pavillon dans un petit village où ils menaient leur petite vie. Le commissaire Marcelin et l'inspecteur El Yaagougi mirent à profit le trajet en voiture pour faire le point sur l'affaire. Car il était clair désormais qu'il n'y avait qu'une seule affaire ; les éléments nouveaux apportés par l'inspecteur lors de sa fouille de l'appartement d'Alexis Tragonné ne permettaient plus le doute – à la suite de l'inspecteur, le commissaire avait d'ailleurs décidé d'envoyer la scientifique passer l'appartement au peigne fin à la recherche de nouvelles preuves, ils devaient être en train d'y travailler. Une seule affaire, donc, gravitant autour de la famille Tragonné.


La nappe était de toile cirée, les meubles de formica, et la pendule au dessus de l'évier affichait la marque d'une boisson anisée – elle était par ailleurs enchâssée dans un cadre portant la mention : « Tour de France 1965 ». Le père Tragonné, voyant le regard du commissaire s'attarder sur l'objet, lui dit :

C'est l'année où on a acheté la maison.

Ce à quoi le commissaire répondit :

Gimondi, 2'40 d'avance, putain de rital.

La seule fois où Poulidor aurait pu gagner. Mais asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez un café ?

Le seul objet anachronique dans cette maison, qui semblait avoir été figée quarante ans en arrière, était la machine à café. Percolateur individuel de marque italienne, tous chromes dehors. La classe. Ce genre d'engin vous coule un café meilleur qu'au bistrot. Cette fois, ce fut la mère qui intervint :

Un cadeau d'Alexis.

Le seul fait de prononcer le prénom de son fils lui fit monter les larmes aux yeux. Elle finit en retenant à grand peine ses sanglots :

Il... il avait passé deux ans en Italie, dans un restaurant... Il ne supportait plus le café ordinaire... Autant boire du thé, disait-il, ou ne rien boire... Alors un jour il est arrivé avec ça.

Oui j'ai vu le même chez lui, ajouta l'inspecteur.

Vous m'en mettrez trois doses, conclut le commissaire.


Tragonné père toisait le monde et ses contemporains du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix et quelques – à vue de nez. Il y a avait dans son regard et dans le ton de sa voix un soupçon de mépris qu'il avait du mal à dissimuler. Quand les deux policiers avaient sonné et présenté leurs cartes, il les avait fait entrer sans les saluer en disant : « C'est la première fois que la police franchit le seuil de cette maison ». Peut-être avait-il du mal à avaler leur présence alors qu'il n'avait rien à se reprocher – peut-être aussi voyait-il dans cette visite la marque de l'incompétence de la police qui pédalait dans la semoule et menait son travail de routine. Il avait ensuite admis que ces hommes étaient là pour trouver le meurtrier de ses enfant et s'était radouci.

Tragonné mère, elle, semblait beaucoup plus ouverte, effondrée de chagrin, mais prête à rendre service, cela se voyait sur son visage. Le commissaire attaqua :

Est-ce que vous vous sentez menacés ?

L'inspecteur dut reconnaître à cette méthode directe, l'avantage d'interpeller les personnes et de les placer immédiatement au cœur du sujet. Il ne s'embarrassait pas de convenances ni de détours de langage, et c'était parfois payant.

Ce fut la mère qui répondit :

Non. Je vois ce que vous voulez dire, mais non, je ne crois pas.

Des mecs qui assurentDonde viven las historias. Descúbrelo ahora