Chapitre 12 ~ Partie 1 ~ L'Hégémon

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Le bureau de l'Hégémon était entièrement plongé dans le noir. Myra s'y engouffra avec appréhension, une boule dans la gorge. Non seulement le Gardien la terrifiait depuis leur altercation durant les présentations au conseil, mais l'ambiance qui régnait dans la pièce ne l'aidait pas à se détendre.

Adossé à un fauteuil de velours noir, le visage pâle d'Aodren brillait dans la faible lueur de quelques bougies. Libéré de tous les artifices qui le recouvraient la dernière fois qu'elle l'avait vu, il paraissait extrêmement maigre. Certes, les syldes étaient réputés pour leur morphologie fine, mais le Gardien n'avait que la peau sûr les os. Myra réprima un frisson, lorsqu'il lui fit signe d'avancer.

Avec un sourire bienveillant, il lui tendit une assiette de gâteaux recouverts d'un glaçage doré. Évidemment, songea la sylde.

Avec étonnement, elle remarqua que les avant-bras de l'Hégémon étaient recouverts de bandes argentées d'Ædynium, tandis que son poing serré tapotait contre l'accoudoir du siège. Lorsqu'il sentit son regard, il se contenta de hausser les épaules.

- Je suppose que tu n'as pas souvent l'occasion d'être au contact de Tisseurs.

Myra le dévisagea en silence. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle devait répondre. La dernière fois qu'ils avaient parlé, Aodren lui avait annoncé qu'elle mourrait seule et faible comme ses parents, et maintenant il lui offrait des gâteaux en discutant comme si de rien n'était ?

Lorsqu'Ysin lui avait annoncé sa convocation immédiate chez l'Hégémon, elle n'avait pas su quoi penser, mais plus le temps passait, plus elle était perdue.

Le Gardien ne parut pas ennuyé par son silence, au contraire.

- Tu dois savoir que nous, Tisseurs, possédons une limite dans notre don, à ne surtout pas franchir sous peine de mort.

Son interlocutrice hocha la tête, effrayée. Allait-il lui annoncer qu'il était mourant ? Mais dans ce cas, pourquoi la faire venir, elle ?

- Il existe... certains moyens pour ralentir l'épuisement de notre don. Comme le fait de se reposer dans le noir complet, avec de l'Ædynium à proximité... Enfin, en général, on évite de montrer aux autres ce qui nous permet de nous... recharger, si je puis dire. Mais prend donc un gâteau, tu dois sans doute avoir faim...?

Sous son regard insistant, la jeune fille se sentit obligée d'accepter. La gorge nouée, elle croqua dans le sablé doré. L'attitude d'Aodren était définitivement étrange.

- Avant que nous ne commencions à discuter, je tenais à m'excuser de t'avoir fait peur durant notre dernière rencontre, sourit-il, l'air sincèrement attristé.

Myra ne put retenir une grimace. Il ne lui avait pas fait peur, il avait tenté de la briser. La rancœur lui serrant la poitrine, elle s'efforça de se calmer lorsque le Gardien lui ordonna de s'approcher. Même si cette convocation n'avait rien de très protocolaire, elle était certaine qu'Ysin et Sulek ne lui pardonneraient jamais si elle offensait l'Hégémon en refusant.

Elle fit quelques pas maladroits, hypnotisée par les yeux bleu-gris du sylde. Le dégoût qu'il lui inspirait n'était peut-être pas rationnel, mais elle ne pouvait s'empêcher de frissonner tandis qu'il la dévisageait intensément, lisant son âme.

- Je ne t'ai pas menti, tu sais, reprit-il de sa voix devenue chaude. Tu lui ressembles réellement. Vous avez le même nez, et le même air à la fois perdu et révolté.

Il fit une pause, pour attraper l'un des biscuits que son invitée dédaignait.

- Il aurait pu être un excellent sylde, s'il était né parmi nous, commenta-t-il avec regret.

Myra haussa les sourcils, surprise. C'était la première fois que l'Hégémon amorçait un compliment à propos de son père, si on pouvait considérer la comparaison avec un sylde comme un compliment. Cette discussion était de plus en plus étrange.

- Malheureusement, il a fallu que ta mère s'entiche d'un humain... grommela Aodren en secouant la tête de dépit. Un humain ! Elle aurait pu aimer un dryade, ou un Sedavel, mais non, elle est tombée amoureuse d'une créature aussi bornée et dangereuse qu'un humain !

La jeune fille n'osa pas rétorquer qu'elle-même possédait du sang humain et était bien moins dangereuse que les autres syldes. Ou que les créatures des éléments.

- Heureusement, sourit le Gardien, je suis là pour te protéger. Approche.

Il lui fit signe de sa main libre, la gauche toujours contractée autour de l'accoudoir. Myra frissonna une nouvelle fois, désormais séparée de seulement quelques centimètres du sylde. Quelque chose dans son attitude paternelle la mettait mal à l'aise.

Le Gardien lui attrapa le menton, la forçant à se pencher. Il l'observa quelques instants ainsi, un sourire sur les lèvres, avant de la relâcher.

- Tu me sembles en bonne santé... J'espère que Sulek et Ysin prennent soin de toi ?

Myra hocha la tête, incapable d'articuler un mot. Le poing de l'Hégémon s'était serré sur un objet, dont elle avait perçu l'éclat opale un court instant. Un instant après, la jeune fille sentit quelque chose de ténu envahir son esprit.

Myra ? résonna la voix dans sa tête, inquiète.

Que se passe-t-il ? s'enquit la sylde, le souffle coupé.

Elle ne pouvait se permettre de perdre pied devant Aodren, mais une douleur sourde embrouillait peu à peu son cerveau.

- Je ne laisserai personne te faire du mal, c'est promis. Et surtout, j'empêcherai les humains de te blesser. Tout ira bien.

Le sourire de l'Hégémon prit une teinte étrange, presque carnassière, lorsqu'il remarqua le trouble de son interlocutrice. Elle se força à respirer calmement, pour ne pas lui montrer à quel point elle se sentait mal.

- Merci, murmura-t-elle, la voix légèrement rauque.

- Oh mais ne me remercie pas, c'est tout naturel. Je ne peux pas permettre que le monde magique perde une sylde aussi douée que toi.

Myra fronça les sourcils, mais ne répondit pas. Elle ne possédait aucun don, était déficiente, malade et entendait des voix. Elle n'avait rien de la sylde parfaite et Aodren n'avait aucune raison de la protéger alors que deux jours auparavant il la condamnait à mort. Que s'était-il passé entre temps pour qu'il change complètement d'attitude envers elle ?

Le sourire du Gardien disparut lorsqu'il vit qu'elle avait repris pleine possession de ses moyens. En vérité, l'attitude calme de la jeune fille n'était qu'une façade. Une tempête régnait dans son esprit, tant à cause des questions qu'elle se posait que parce que la présence se faisait de plus en plus pressante. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle ressentait.

Lorsque la voix lui parlait, elle l'entendait simplement, imaginant un visage flou à proximité. Là, elle avait l'impression que quelqu'un se tenait derrière elle, prêt à se fondre en elle, à lui voler son esprit et sa conscience. Cette sensation la terrifiait, mais elle voyait bien que l'Hégémon n'attendait que de la voir flancher. Sans savoir ce qu'il cherchait, elle pouvait être sûre que ses intentions n'étaient pas bienveillantes, malgré le ton paternel qu'il employait pour lui parler.

Avant qu'elle ne puisse comprendre ce qu'Aodren voulait réellement, le Gardien la congédia d'une voix sèche, arguant qu'il avait besoin de calme pour protéger son don de Tisseur.

La jeune fille se retrouva hors de la pièce sombre en un instant, encore plus perdue qu'à l'instant où elle y était entrée. Le malaise qui l'avait envahi s'évapora quelques instants plus tard.

***

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