Regard

Lui

La pluie battait. Il rentrait seul en voiture sur l'autoroute. L'autoradio allumée, cigarette au bec, il profitait du petit instant de détente qu'il avait avant d'arriver chez lui et de devoir s'occuper des tâches ménagères, et puis ultimement d'aller se coucher tôt pour grapiller quelques heures de sommeil avec l'espoir d'être un minimum reposé pour son énième jour de travail le lendemain. Il détestait son travail. Peu à peu, année après année, le bureau lui prenait son âme. Il devenait petit à petit semblable aux spectres et autres coquilles vides qu'il voyait arpenter les couloirs de l'entreprise où il travaillait. Ses émotions devenaient de plus en plus ténues, difficiles à exprimer, son attitude devenait plus plate, morne. Il détestait son travail et il se détestait de le continuer. Il n'avait jamais été fait pour la vie de bureau.

Tandis que ces pensées le traversaient, il arriva près d'un pont. Le genre d'ouvrage grandiose, pour le petit village par lequel il passait. Il n'arrivait pas à l'ébauche de la cheville du pont de Chicago, mais c'était la fierté locale.

《Il a résisté à la guerre !》disaient les habitants.

Il résistait à la guerre, mais visiblement difficilement aux intempéries. Cette vieille passerelle branlante était toujours debout, malgré ses arcades vieillisantes et sa rambarde en bois pourri. D'ailleurs une forme se distinguait, assise sur cette rambarde. Sous la pluie battante, cette forme sombre se distinguait à peine. C'était la silhouette d'une femme. Elle était comme assise sur la rambarde, balançant ses jambes. Et c'est là qu'il remarqua avec horreur qu'elle était assise vers le vide. Elle regardait en bas. Il ne voyait pas ses yeux, sa posture laissait entrevoir une forme de détresse. Il ralentit et s'arrêta. Il sortit silencieusement de la voiture pour ne pas effrayer l'apparition. Il s'approcha, fébrile.

《Euh...bonjour ? Est-ce que tout va bien ?》

La silhouette ne sembla pas l'avoir entendu. Il s'approcha encore, jusqu'à pouvoir distinguer qui était cette forme. Et il ne s'était pas trompé : il s'agissait bien d'une femme. Ses cheveux bruns mouillés rassemblés dans son dos lui arrivaient un peu plus bas que les épaules. Elle portait un sweat à capuche. Une de ces imitations de sweats officiels d'équipes de football américain. Elle portait une jupe et des sneakers. Et elle semblait fixer le vide sous la pluie. Il approcha lentement sa main de son épaule. Et il la toucha.

Elle sursauta. Et elle tourna la tête vers lui. Et il croisa son regard.