Chute

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Leurs regards se rencontrèrent. Dans le sien elle lut des doutes et le vide, et dans le sien il vit du désespoir et de la mélancolie. Deux âmes en peine, deux radeaux perdus sur l'océan de la vie, se rencontrèrent. Leurs mondes si différents entrèrent en collision. Les fragments de leurs âmes s'assemblèrent. Une explosion dans leurs cœurs, son souffle se répercutant dans leurs regards. Ils tombèrent instantanément l'un pour l'autre. Elle comprit son vide, il comprit son trop-plein.

La rambarde craqua. Le bois pourri avait sauté, sous le poids de leur amour ou de leur mal-être. 

Elle commenca à basculer, au ralenti. Dans son regard une étincelle de vie. Ou peut-être d'adrénaline. Le dernier souffle d'un commencement. Elle ne voulait pas qu'on lui vole cet espoir ! Elle voulait vivre ! Chanter ! Apprécier la vie ! Remplir le vide de son âme sœur ! Enfin avoir un sens.

Il la vit basculer. Il ne voulait pas qu'on lui vole cet espoir ! Trouver un but à sa vie, voilà quel était son but ! Et il l'avait atteint. Il voulait découvrir son âme sœur, qu'elle comble son vide ! Il voulait qu'elle vive !

Mais lentement, elle et sa vie s'éloignait de lui. Elle chutait, leurs regards toujours accrochés. Au ralenti. Il avait entrevu une vie nouvelle, et la vie cruelle lui retirait juste après un avant-goût.

Elle tomba. Sa dernière vision ressembla à sa vie, un flou dans le vide obscur de la nuit.

Le ciel pourpre se démarquait des ombres découpant les bâtiments délabrés et un lointain palmier. Ce fut sa dernière vision.


Il se tenait sur le bord, désemparé. Tout s'était passé en une seconde. Une seconde d'éternité.

Il regarda ses mains, ces mains si incapables ! Incapables de la retenir. Incapables de faire quoi que ce soit d'utile dans ce foutu monde. Incapables de vivre et de faire vivre.

Dans un petite nuage sombre, il regagna sa voiture, désemparé, sous le choc. La pluie battait toujours. Sans âme, il mit le contact et roula jusqu'à chez lui.

Ce fut la pire nuit de sa vie. Ses pensées impuissantes se mêlaient à son angoisse. Le matin, il prit deux médicaments : un pour sa fièvre et un autre pour sa déprime. Il passa un long moment sous la douche, chaude, dans une tentative pour combler son manque de chaleur intérieure. Quand il regardait sa montre, il avait l'impression que les minutes défilaient comme des secondes, et pourtant tout était si lent dans sa tête. Préparé, un peu désespéré et perdu, il monta dans sa voiture.

Il roula longuement sur le chemin habituel. Ses pensées mornes passaient en boucle dans sa tête tandis que défilait le paysage monotone de la banlieue.

Cette fille était morte. Elle avait pris le raccourci de la vie. Ne naissons-nous pas dans le but de mourir ? Nous menons tous un différent voyage, mais la destination reste la même. Peu importe nos actions si la finalité reste la même, non ? Gandhi et Hitler ont tous deux fini dans un cercueil. D'eux il ne reste qu'un tas d'os dans une obscure tombe quelque part. Mais étrangement, eux sont morts, mais nous nous souvenons d'eux. Leur corps est mort, mais leurs idées vivent. Les idées et les actions ont transcendé l'homme. Elle leur survivent, parfois de plusieurs siècles. N'est-ce pas l'immortalité ? La destruction de l'enveloppe physique mais la sauvegarde de la spiritualité ? Après tout, ce que nous faisons ne compte pas. Seul compte ce que nous avons fait. Et lui, que faisait-il ? Se détruire au travail, gâcher son unique vie ? Devenir une ombre, une silhouette vague d'être humain ? Pleurer un coup de foudre instantané ? 

Pendant qu'il triait ces pensées, il arriva près d'un croisement habituellement embouteillé, mais ce jour-ci il était étrangement dégagé. Les arbres faméliques semblaient le regarder avec pitié, et le reflet des flaques sur le sol lui renvoyait son hébétude en reflet. Il regarda la route. Il devra tourner à droite à ce croisement pour se diriger vers son travail.

Elle était morte en cherchant un sens à sa vie vaine. Il l'avait lu dans son regard. Son enveloppe physique était morte, mais pourquoi ne pas continuer sa volonté ?

Il mit le clignotant. Et, l'esprit en paix, il tourna à gauche.

RegardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant