L'herbe claquait au vent, et les pans de son manteau aussi. Alon, pourtant, ne faiblissait pas et poursuivait à la même allure sa marche. Il avait emprunté ce chemin aux pierres anciennes et polies des centaines de fois depuis sa plus tendre enfance. Après tout, le vent était une chose habituel pour qui était né à Guivre-Castel. Cependant, aujourd'hui, il ressentait une légère amertume à quitter le château. Lorsqu'il s'était retourné une dernière fois pour voir son imposante silhouette grise au bord de la falaise, il avait senti qu'il le retrouverait endeuillé.

Sa marche dans la lande le mena jusqu'aux grands affleurements rocheux percés de cavernes où nichait les vouivres. Il n'avait pas chevauché Farax depuis quelques mois, et il savait que la bête serait de fait plus réticente, mais ce n'était pas ce qu'il appréhendait le plus. Il héla un vouivrieur qui portait une selle, et lui ordonna d'aller chercher la sienne. Ensemble, il gravir les rochers escarpés qui menaient à la tanière des Vouivres Jumelles. En tant normal, chaque Tyngol recevait une vouivre née le même jour que lui, mais l'on avait prédit à dame Alayne des jumeaux. La surprise fut total quand un seul enfant sorti du ventre de la Comtesse, car tous les guérisseurs, sans exception, affirmaient la présence de deux corps en elle. L'on avait apporté deux vouivres pour les enfants, mais il s'avéra qu'il avait fusionné, et ainsi Alon la Chimère devint le maître d'un couple vouivrier.

Une fois près de l'entrée, le vouivrieur et Alon avancèrent prudemment à l'intérieur de l'obscurité de la grotte, ouverte comme la gueule d'une créature dévorante. Un grondement vint des tréfonds du noir, et une masse fit trembler le sol en s'avançant vers les deux hommes. Si le visage du garçon-écuyer se décomposait peu à peu, celui d'Alon ne perdit pas sa fermeté quand Farax finit par surgir devant lui. Il était aussi haut qu'une maison à deux étages et aussi long qu'un navire de guerre. Ses écailles, petites et serrées les unes contre les autres, brillaient d'un bleu sombre à la lumière grise des nuages qui filtrait dans la caverne. Mais surtout, ses yeux, immenses marres ambre qui scrutaient le jeune Tyngol, ils luisaient de ce mécontentement qu'il manifestait toujours quand il n'avait pas été visité assez souvent.

Alon ne montra aucune crainte visible et s'approcha de la tête de la créature. Il tendit sa main droite et la posa sur le museau de sa monture. « C'est moi, Farax, aujourd'hui, je t'emmène voler, et loin, » dit-il à la bête. Farax entrouvrit sa mâchoire en grognant, mais l'ordre mental qu'Alon lui lança suffit à l'apaiser. Il s'allongea et laissa le vouivrieur fixer la selle sur son dos avec fébrilité. Alon congédia d'un simple coup de tête le garçon, et grimpa sur le dos de Farax. Une fois que sa position était parfaitement stable, il cria l'ordre et ils s'envolèrent d'un bond en dehors de la caverne. La vouivre fouetta de ses ailes l'air et prit rapidement de l'altitude, puis se mit à planer. Par la connexion qui unissait cavalier et monture, il savait sans qu'un mot ne fut dit ce qu'il devait faire. Les hommes ne possédaient que vaguement cette capacité à forger des liens psychiques avec le vivant, mais les Tyngol tenait cela du sang bâtard d'elfe et d'humain qui coulait dans leurs veines depuis près de sept mille ans.

Ils s'approchèrent de plus en plus des falaises et au-delà, du vaste océan. L'odeur de sel emplit les narines d'Alon alors qu'il descendait vers la surface de l'eau. « Flaire, flaire, Farax ! » Il fallait à tout prix retrouvé le Comte Maudan. Trois jours qu'il avait disparu avec sa bête au cour d'une terrible tempête. Les premières recherches n'avaient rien donné, aussi son frère Arzel, l'héritier direct, avait-il envoyé Alon à la recherche de leur père. Un très mauvais pressentiment s'immisça dans le cœur du jeune homme. Jamais Maudan n'avait manqué à sa charge plus de deux jours, et quinze ans, c'était toujours jeune pour perdre son père.

Le soleil s'abaissait sur l'horizon et Alon ne trouvait toujours pas Maudan. Pourtant, il sentit à travers l'odorat très fin de Farax qu'une vouivre était passé là, et qu'elle avait été blessé. Il prit de la hauteur, et finalement, il la vit. Imposante masse brunâtre ballottée par les flots, Seranys gisait dans une marre noire de sang. Et aucune trace de Maudan. Il s'approcha encore de la carcasse, et fut forcé de constater que la selle et son père étaient absents. La tempête avait dû les arracher au dos de la vieille vouivre, qui avait finit par rendre son dernier souffle après trois siècles dans la famille. Alon comprit que la survie de Maudan n'était pas une question, et plus la vérité s'imposait à lui et plus il sentait sa gorge se nouait. Ainsi, j'ai perdu mon père, songea-t-il, et ces mots-là lui parurent venir d'un étranger.

Quand il rentra au crépuscule dans la Salle du Drac, ce fut la mâchoire serrer, et tous purent lire dans l'affaissement de sa physionomie que la nouvelle qu'il apportait n'était pas réjouissante. Il s'avança jusqu'à se trouver au pied des marches qui menait au Trône des Dracs, fait des os des treize vouivres du Fondateur, et sur lequel siégeait Arzel. Des deux frères, il était le plus âgé, le plus grand et le plus dur, mais il partageait sa crinière couleur cannelle avec son cadet, ainsi que la couleur de son unique œil, bleu comme la nuit. Son autre œil, le droit, il l'avait perdu dans un duel à outrance, ce qui n'avait fait que renforcer sa dureté digne du fer-vouivre.

« Qu'en est-il ? » demanda Arzel. Et Alon soupira.

« J'ai retrouvé Seranys en haute mer. Son corps baignait dans son sang et son dos était vide. Je crains que notre père soit tombé pendant l'orage, arraché avec la selle. La vieille Seranys n'a rien pu faire, et il inspira avant de reprendre. Lord Maudan est mort. »

Les exclamations apeurées coururent le long des gens présents, et les sœurs d'Alon baissèrent toutes le regard vers le sol, pour réfréner les larmes qui montaient. Arzel garda un air digne, et se leva du trône qui était désormais sien.

« Mes chers sujets, aujourd'hui, la maison Tyngol perd son seigneur, sa tête qui, durant trente-sept années, gouverna la Lande au nom du roi. Nous sommes tous attristés, en cette heure de deuil, mais pour autant, nous devons rester solide comme l'acier de nos épées. Je fais, moi, Arzel Tyngol, Seigneur de Guivre-Castel et Comte de la Lande, le serment de vous gouverner avec autant de justice que le fit mon père, et son père avant lui. »

Alon dégaina son épée, comme le firent les soldats présents, et tous ensemble, ils crièrent « Que règne Arzel Tyngol ! » Et les autres y répondirent par la même acclamation. Arzel se tourna vers son frère, et dit « Agenouillez-vous. »

Alon s'exécuta, à genoux, son épée à ses pieds. Le nouveau Lord dégaina Raelion, l'épée seigneuriale, et la posa sur chacune des épaules de son frère tout en prononçant la formule rituel. « Alon, de la maison Tyngol, par cette épée qui est mienne et par la tienne que tu offres, je te fais Chevalier-Sang du Trône des Dracs, et mon héritier jusqu'à ce qu'un fils me vienne. » Et il releva son frère en lui remettant sa lame entre les mains. On salua par une acclamation le nouveau Chevalier-Sang. Pourtant, Alon sentit un goût d'amertume dans sa bouche, à l'instant même de triomphe.

La Vouivre BicéphaleWhere stories live. Discover now