2. Marcher à pas comptés dans la nuit du cœuret dans l'ombre des yeux

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Après un virage finissait la route bitumée. On entrait dans la piste et la poussière, la poussière en écran qui bouchait l'arrière, la poussière accrochée en grappes à tous les arbres, à toutes les herbes de la brousse, aux toits des cases ; les routes en arrachaient, l'échappement en refoulait et la poussière tournoyait épaisse à l'intérieur de la camionnette, remplissait yeux, gorges et nez. L'auto avançait sur la piste pleine de crevasses, s'y précipitait, s'y cassait et ses secousses projetaient les passagers les uns contre les autres, les têtes contre le toit. Serrer les dents devenait obligation ; en parlant dans le remue-ménage on se tranchait la langue. Un voyage de cette espèce cassait l'échine d'un homme de l'âge de Fama. Mais que pouvait-il ? Aller aux funérailles d'un cousin est commandement des coutumes et d'Allah.
La piste montait et tournait. Près de vingt ans de vie commune avaient amené Fama et Salimata à se connaître comme la petite carpe et le crocodile cohabitant dans le même bief. Que Fama marie Mariam après les funérailles et retourne dans la capitale, il était aisé d'imaginer ce que ferait Salimata : hypocrite, le premier jour elle se vêtira d'une fausse gentillesse avec des sourires à se fendre, s'emmanchera de faux empressements et de prévenances. « Une femme sans limite », pourrait- on penser. Non ! Erreur ! Attendez ! Un soir, sans aucune raison, elle arrivera silencieuse, comme traversée et cassée par des soucis de foudre. Et ça commencera. Retirée dans un coin, elle bramera des chants avec des paroles philosophant sur la misère humaine, sur la misère des épouses qui nourrissent, vêtent et logent leur mari, sur la misère des épouses devant l'ingratitude des hommes, sur les devoirs des maris, sur la stérilité, sur l'obligation de loger chaque coépouse dans sa chambre, et puis... et puis... bref, des lancées de mauvaise humeur qui finiront par agacer et piquer Fama.
« Salimata, que dis-tu ? »
« Je ne parle à personne », répondra-t-elle.
Et ça continuera. Une atmosphère irrespirable. La querelle, la colère, le ménage mélangé. Des
injures aujourd'hui, des baffes demain : impossible de tenir, comme sur une bande de magnas. Un jour il faudra couper. Fama, tu dois penser, considérer, avant d'épouser Mariam. A moins ! à moins ! à moins ! que tu n'acceptes de demeurer au village...
— Un incendie ! un incendie !
Ce cri fit sursauter Fama. Et c'était bien cela : un immense feu de brousse comme un orage ; des tourbillons de flammes craquaient, soufflaient, grondaient, tout ce qui le pouvait détalait. La route grouillait de sauterelles.

Mais rapidement on traversa l'incendie, les sinistres bouffées de fumée s'éloignèrent. Le spectacle avait réveillé et revigoré Fama, mais le paysage refusait de se renouveler et de plaire.
Petit garçon, lorsque Fama creusait les rats avec des camarades, au déboulé du premier sorti ils criaient : « Le rat ! » et tous les autres qui bondissaient après étaient appelés « un autre ». Fama clignait de l'œil, un autre passait. Un autre village, sosie du premier village traversé. Le petit marigot, les cases rondes, le même toit de chaume, puis le bois sacré, les bœufs mâchant paresseusement et les enfants aux fesses nues, aux ventres de gourdes, toujours apeurés, toujours braillards. Après le village il clignait de l'œil. Une autre brousse écrasée par le soleil, le même horizon harmattan, le même ciel serein, puis un autre virage à droite, son arbre de karité penché avec les branches dénudées, sa bande de singes fuyards et criards toujours surpris, toujours moqueurs. Et enfin un autre parcours droit s'arrêtant au sommet d'une colline avant la descente jusqu'à un autre village. Fama somnolait, on partait mais on n'avançait pas ; il était fatigué, plus épuisé et fini que le fond de culotte d'un garnement. Enfin, de la crête d'une colline de latérite il cligna de l'œil, Bindia apparut dans un halo. Il sursauta. La ville-étape, la halte d'une nuit, la fin de la courbature. Allah en soit loué !
Les cases fumantes entre les manguiers et les flamboyants se rangeaient au pied de deux montagnes rondes et fermées comme les tétons de pucelle de Sali-mata. Ces montagnes piquaient un ciel bleuâtre et cuivré, et entre elles, à l'horizon, le soleil déjà adouci agonisait dans un barbouillage de flamboyants. Le soir était là. Des petites maisons ceinturées de rouge se dissimulaient et se fondaient au loin avec les manguiers dénudés Les rues couleur de miel, craquantes de feuilles mortes, se perdaient dans les touffes de sisal. On traversa le quartier administratif. Les voyageurs débarquèrent au quartier malinké où les cases se serraient dans une odeur de fumée et de pissat de vache.
Et à cet instant le soleil tomba derrière une montagne et de l'autre sortirent le brouillard et l'ombre.
La nuit enveloppa la ville.
Fama fut salué par tout Bindia en honoré, révéré comme un président à vie de la République, du parti unique et du gouvernement, pour tout dire, fut salué en malinké mari de Salimata dont la ville natale était Bindia. Devant sa case, les salueurs se succédèrent, puis en son honneur s'alignèrent les plats de tô, de riz et même on mit à l'attache un poulet et un cabri. Après la dernière prière courbée les palabres éclatèrent. Fama, couché et repu, s'était vautré sur la natte, prêt à dégainer pour sabrer, faucher et vilipender la bâtardise des politiciens et des soleils des Indépendances. On arrêta son élan. Le parti unique de la République interdisait aux villageois d'entendre ce que pourraient conter les arrivants de la capitale sur la politique. Dieu en soit loué, le dire est innombrable comme la bâtardise ! Et Fama dégorgea ses souvenirs et s'enquit des récents décédés, mariés, accouchées et cocus. Et le palabre put se déchaîner autour de la lampe à pétrole sur laquelle se fracassaient et se suicidaient les papillons surgis de la nuit ; les moustiques sifflotaient, ronronnaient et disparaissaient dans l'ombre. Dans l'ombre d'une nuit africaine non bâtardisée (Fama le constata avec joie), crépitante de tous les bruissements de l'harmattan : grillottements des grillons, hurlements des hyènes et évidemment les protestations des chiens dans un interminable vacarme d'aboiements et de jappements. Et en dehors du cercle de lumière une seule étoile scintillait dans le ciel, il fallait se pencher pour en apercevoir d'autres entre les toits. Toutes les cases d'en face avaient les stores descendus. Conséquence d'un soleil et d'un voyage invraisemblablement longs, l'échine de Fama commença à se raidir comme une barre de fer et il bâilla à se faire éclater les commissures. Les palabreurs comprirent que le sommeil avait conquis ses paupières. « Nuitez en paix ! Qu'Allah préserve le chemin du voyage de l'accident stupide et de la mauvaise chance ! » Et le cercle se disloqua.
Fama fut réveillé en pleine nuit par les picotements de ses fesses, dos et épaules qui cuisaient comme s'il avait couché dans un sillon de chiendent. Le lit de bambou était hérissé de mandibules, était grouillant de punaises et de poux. Le matin était-il loin encore ? Fama écouta la nuit.
Les hurlements des hyènes s'étaient tus, mais aux grognements craintifs des chiens grattant les stores, queues serrées entre les pattes, on savait que les fauves guettaient derrière les cases, tout le village devait en puer. De temps en temps on entendait le froufrou des oiseaux de nuit s'échappant des feuillages. Après ces vols d'autres cris retentissaient poussés par des bêtes dont Fama avait oublié, digéré les noms pendant ses vingt ans de sottises dans la capitale. La flamme de la lampe à pétrole vacillait. C'était bien ainsi, car il était toujours dangereux de dormir, c'est-à-dire, pour un Malinké, de libérer son âme dans ces villages de brousse, sans une petite lumière qui veille et éloigne d'autres âmes errantes, les mauvais sorts et les mauvais génies. Bâtard de bâtardise ! Fama était agacé par l'insomnie et se reprocha de ne pas profiter de la veille pour penser à son sort. Réfléchis à des choses sérieuses, légitime descendant des Doumbouya ! Le dernier Doumbouya ! Es- tu, oui ou non, le dernier, le dernier descendant de Souleymane Doumbouya ? Ces soleils sur les têtes, ces politiciens, tous ces voleurs et menteurs, tous ces déhontés, ne sont-ils pas le désert bâtard où doit mourir le fleuve Doumbouya ? Et Fama commença de penser à l'histoire de la dynastie pour interpréter les choses, faire l'exégèse des dires afin de trouver sa propre destinée.
A l'heure de la troisième prière, un vendredi, Souleymane, que par déférence on nommait Moriba, arriva à Toukoro suivi d'une colonne de Talibets. Le chef de Toukoro le reconnut, le salua. Depuis des générations on l'attendait. Il leur avait été annoncé. « Un marabout, un grand marabout arrivera du Nord à l'heure de l'ourebi. Retenez-le ! retenez-le ! Offrez-lui terre et case. Le pouvoir, la puissance de toute cette province ira partout où il demeurera, lui ou ses descendants. » Le chef de Toukoro l'avait distingué à sa taille de fromager et à son teint (il serait plus haut, plus clair que tous les hommes du village), à sa monture (il arriverait sur un coursier sans tache). Il avait à le retenir, à le fixer à Toukoro, mais en ce temps-là la fête des moissons occupait huit jours, et pendant ces huit jours femmes et étrangers devaient se cloîtrer, fétiches et masques dansant et criant sur les places et les chemins. Le chef de Toukoro appela son hôte.
— Grand marabout ! Bientôt battront les fêtes des moissons. Que tes femmes et élèves accumulent des provisions en eau et nourriture pour une semaine, pour toi et les tiens.
— Honorable chef ! Permets-nous pour la période de la fête de nous retirer dans notre lougan... répondit Souleymane.
— D'accord, marabout, mais revenez après les fêtes, répondit le chef.
Ils ne retournèrent plus. Le lougan se trouvait entre deux terres, et le chef voisin s'y opposa.
— S'il est annoncé que le pouvoir prospérera où résidera Souleymane, alors qu'il campe entre
nos deux terres.

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESWhere stories live. Discover now