deux - Esmée

348 49 118
                                    

Deux heures plus tard, alors que la salle s'était vidée progressivement et que seuls une dizaine d'entre nous restaient encore pour terminer les fonds de bouteille, Julia a sorti son paquet de clopes, signe qu'on allait devoir s'accouder à une fenêtre ouverte malgré le froid de cette fin novembre.

De façon générale, j'ai toujours tendance à râler lorsque Julia m'emmène fumer à l'extérieur en plein hiver, mais cette fois-ci je lui suis sans doute un peu redevable, car c'est comme ça que j'ai retrouvé Myriam, qui soufflait déjà sa fumée dans l'air frais de la rue.

Je l'avais aperçue discuter avec pas mal de monde au fil de la soirée, et lorsque ses interlocuteurs étaient partis il y a quelques minutes de cela, elle avait ouvert la fenêtre et sorti sa cigarette électronique.

Julia s'est appuyée à l'autre bout de l'encadrement de la fenêtre et a continué à me parler comme si Myriam n'avait pas existé. En réalité, il était très probable que dans l'esprit embrumé par l'alcool de Julia, Myriam n'existe tout simplement pas.

- Faut que j'aille pisser, je reviens, m'a finalement soufflé Julia après quelques minutes. Prends une clope dans le paquet si tu veux.

Et Julia m'a plantée là sans plus de cérémonie. J'ai fixé le paquet durant dix secondes au moins, à hésiter. Je l'ai ouvert, puis fermé, puis ouvert à nouveau. Je n'avais pas réellement envie de fumer, mais je ne voyais pas vraiment quelle autre contenance je pouvais bien me donner.

Lorsque j'ai relevé les yeux, j'ai croisé ceux de Myriam qui me regardaient fixement. Avant que je n'ai le temps de dire quoi que ce soit, elle a répondu à ma question muette :

- Ecoutez, ça va peut-être vous paraître très bizarre, mais est-ce que l'on se connaît ? m'a-t-elle demandé abruptement.

Je m'étais attendue à tout, sauf à ça. Je lui ai souri et j'ai laissé s'échapper d'entre mes dents le plus gros mensonge de la décennie :

- Je ne crois pas non, pourquoi ?

Peut-être parce qu'on s'était vues deux heures hebdomadaires durant un semestre entier, ou parce qu'elle personnifiait à elle seule la soirée la plus ésotérique que j'ai jamais vécu en chantant au California.

- Je n'en sais rien, votre visage m'est étonnamment... Laissez tomber, j'ai du forcer sur le champagne, a-t-elle abdiqué dans un sourire.

Je ne l'ai pas détrompée.

J'ai finalement refermé le paquet de cigarettes sans en avoir fait quoi que ce soit, tandis qu'il commençait à pleuvoir dehors. Quelques gouttes sont tombées sur les huisseries.

- Et maintenant il pleut, a soupiré Myriam juste assez fort pour que ça me soit intelligible. Il n'y a vraiment que dans le Nord qu'il pleut comme ça, tout le temps.

J'ai souri et baissé les yeux, peut-être un peu gênée, avant de répondre finalement :

- Je suppose que vous n'êtes pas du coin... Moi j'adore cette pluie. Chaque fois qu'il se met à pleuvoir, ça me rappelle que je suis chez moi. Il y a un romantisme particulier dans cette région je trouve. Quelque chose de spécial qui se produit quand les essuie-glace balaient les pare-brise et que les enfants courent sur les trottoirs couverts de flaques miroirs pour aller s'abriter.

Myriam m'a adressé un sourire mi-amusé, mi-impressionné :

- J'imagine que je viens de rencontrer la romancière qui est en vous, n'est-ce pas ?

- Elle ressort parfois à des moments surprenants, ai-je répondu en souriant. Elle vit sa vie sans me rendre de comptes.

- J'aime bien sa façon de voir le monde. Elle l'aime probablement plus que les autres.

- Je pense surtout qu'elle le voit différemment de la plupart des gens. Ceux qui ne font qu'y passer, et ceux qui y vivent sans lui prêter attention. C'est la théorie de la drache poétique.

- La théorie de la drache poétique ? a répété Myriam dans un sourire amusé.

- J'appelle ça comme ça. Drache poétique. J'ai inventé le concept. C'est une sorte de nostalgie radieuse de la pluie, et de façon plus générale, de la région dans laquelle je suis née et j'ai grandi.

Le sourire de Myriam s'était agrandi, et j'ai rougi, réellement gênée cette fois.

- Vous me prenez pour une folle, c'est ça ? Vous n'auriez pas tort...

- Non, pas du tout. J'essaie simplement d'imaginer à quoi ça ressemble, à travers vos yeux.

- Vous n'y arriveriez pas. La drache poétique demande une certaine initiation. Vous n'êtes pas prête, jeune padawan.

Myriam a éclaté de rire.

- Vous ne vouliez pas m'offrir un verre ? En tout bien, tout honneur, a-t-elle ajouté dans un clin d'oeil.

Je me suis tournée vers la salle, où Tim dormait assis sur une chaise tandis que des miettes jonchaient le sol un peu partout.

- Je ne suis pas sûre qu'il reste grand chose à boire, du monde se relaie en cuisine pour éviter le gâchis, lui ai-je répondu dans un regard entendu.

Myriam a éteint sa cigarette électronique et s'est aventurée vers le buffet pour inspecter ce qui restait. Elle a soulevé une bouteille en plastique contenant un liquide d'une couleur orangée tout sauf naturelle, et a approché la bouteille de son visage pour lire l'étiquette malgré la pénombre.

- J'ai de la "boisson saveur tropical" d'une marque distributeur, a-t-elle annoncé.

- Vendu !

J'ai refermé la fenêtre, puis je l'ai rejointe et ai attrapé le gobelet en plastique qu'elle me tendait.

- A la théorie de la drache poétique, a-t-elle soufflé lorsque nous avons trinqué.

Julia a réapparu sur ses entrefaites, s'adressant directement à Myriam :

- Ne me dites pas qu'elle vous bassine avec ses histoires de romantisme du Nord de la France, rassurez-moi...

- Je trouve ça passionnant, honnêtement. S'il n'avait pas été...

Myriam a alors remonté la manche de son blazer pour jeter un oeil à sa montre, avant de reprendre :

- ...bientôt une heure du matin, j'aurais vraiment aimé en savoir plus.

- Mon Dieu, Esmée, tu l'as payée pour dire ça ?

Myriam a ri de nouveau et s'est expliquée :

- Je suis plutôt littéraire à l'origine, donc ça me parle forcément.

Julia n'a pas trouvé quoi lui répondre et a donc décidé de ne pas le faire, se tournant vers moi.

- On t'a gardé de quoi te faire un ou deux verres dans la cuisine.

- Des verres de quoi ?

- Un peu de tout, y a eu du mélange. On ne va pas tarder je pense, tu gères pour rentrer ?

- Oui pas de souci, par contre va falloir réveiller Tim et le mettre dans un Uber.

- Je m'en charge, a confirmé Julia.


Pour être 100% honnête, à ce moment précis, allongée dans un lit qui n'était pas le mien, dans une pièce que je ne reconnaissais pas, c'était la dernière chose dont je me souvenais de la soirée de la veille.

Je me suis redressée, et après une deuxième inspection de la pièce, j'en suis arrivée à la conclusion qu'effectivement, je n'avais strictement aucune idée d'où je me trouvais.

Néanmoins, mon téléphone était posé sur la table de chevet, ce qui m'a rassuré durant un court instant, jusqu'à ce que je lise le post-it qui était collé sur l'écran.

Je l'ai décollé et me suis laissée retomber dans le matelas.

"Je pars au travail. Si besoin de me joindre, mon numéro est dans les contacts. Myriam".

Merde.

Drache poétique [gxg]Where stories live. Discover now