J-010 >> Emy

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La silhouette fantôme continue de m'échapper. Ses gestes mesurés et gracieux, en cadence avec la musique, s'écartent des miens, brusques et irréguliers.

Je m'accroche à une main qui me fait tourner puis me lâche, désorientée. Un cavalier m'attrape l'autre main pour me guider sur deux petits pas de côté. La danseuse de quadrille — que je suis censée incarner — tend son bras ganté pour former un moulin avec trois autres femmes. Je trotte derrière l'action fantôme pour finir par une révérence essoufflée face à mon partenaire. Tandis que nous effectuons un tour à deux mains, il sourit puis répond à la demande que j'aurais dû formuler :

— Bien sûr. Je suis prêt à dire tout ce que vous désirez. Quel sujet vous ferait-il plaisir ?

Les sous-titres défilent sous mes yeux, trop rapides pour que je parvienne à les articuler tout en suivant cette chorégraphie infernale. Je saute la moitié des phrases, voire des mots.

— Très bien... soufflé-je. Les soirées privées sont plus plaisantes que les bals officiels... Gardons le silence.

— Est-ce par principe que vous massacrez les dialogues en dansant ?

— Parfois... Il serait étrange de passer une demi-heure sans ouvrir la bouche... Pour profiter d'en dire le moins possible.

Luka étouffe un rire au milieu de la figure de danse — une demi-chaîne anglaise, selon l'explication qui plane au-dessus de nos têtes. Je lui lance un regard noir, écœurée par son aisance dans ce REV romantique. Son costume d'époque et ses favoris le parent d'élégance, plutôt que du ridicule escompté. Il calque ses actions sur son fantôme et restitue ses répliques sans effort apparent. Je ne m'en sors pas si bien. Pour corser l'exercice, la robe que je traîne entrave mes mouvements.

Quand nous nous retrouvons pour un énième tour maudit, il ose me narguer :

— Dois-je te rappeler qui a choisi ce film REVé ?

— Ce... n'est pas à moi de juger de ma performance...

— Emy ! Lâche prise !

Je le lâche, perturbée, et il rit de plus belle en ramenant mes mains à son buste. Tandis que nous tournons, j'observe nos bras se détacher de leurs fantômes, puis lève les yeux vers lui.

— Dans ce cas, dit-il, je vais juger. Tu es nulle. Complètement nulle. Ce n'est pas la peine d'essayer. Alors laisse-toi aller ! Nous sommes venus ici pour nous amuser.

Comme nos fantômes une seconde plus tôt, nous tendons les bras en effectuant chacun un pas en arrière. Au moment où je reviens vers lui, Luka m'attire plus près, porte sa main à ma taille et lève mon bras gauche de l'autre. Son cœur martèle ma main droite.

— Danse avec moi, souffle-t-il contre mon oreille.

Piégée contre lui, je le laisse m'arracher au fantôme de mon personnage, à mon caractère exigeant et à l'acharnement usant qui en découle. Nous valsons à contretemps dans une illusion de légèreté. Les regards perdus dans nos sourires, nous bousculons les figurants et les décors jusqu'à heurter les limites du REV — et rebondir sur les murs tapissés de PUR de la cellule de Luka. Ils nous poussent vers la scène principale. Nous ne retrouvons nos personnages que pour caricaturer leurs dialogues et saboter leurs interactions. Nous rions aux larmes. Le temps d'un REV parodié, j'oublie que je m'éprends de mon ennemi.

Quand la scène finale se déroule, nous profitons d'une promenade des protagonistes pour détourner leur conversation.

— Voulez-vous bien m'épouser, cette fois ?

— Non, dis-je froidement. Vous êtes encore et toujours le dernier homme au monde que je voudrais épouser.

— Et si je vous avouais que je vous ai aimée au premier regard ? Que mes viles actions découlent de la noblesse de mon cœur et que je suis en réalité le gentleman le plus riche et puissant de cette contrée ?

Mon IA viendraWhere stories live. Discover now