Chapitre 7

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Vendredi 19 novembre

Gillian

Les bras croisés, je regarde la pluie tomber derrière les carreaux. Dans un bâillement sonore, j'enclenche un peu plus le radiateur en fonte de la cuisine. Je me sens groggy et à la fois perdue dans le vaste ciel de mes émotions. J'ai mal dormi, chassée par la culpabilité et le manque de place aussi. Les filles se sont pressées dans mon lit et je n'ai pas osé les réveiller. Dieu sait depuis combien de temps elles n'ont pas bien dormi ainsi. Ce soir, je prendrai le sofa. Mais pour l'heure, une longue journée m'attend.

Un bout de baguette décongèle peu à peu dans le micro-ondes tandis que je réchauffe mes mains au-dessus de la casserole de lait. Il va me falloir faire quelques courses. Je n'avais pas si tôt prévu de sortir. Docteur Vidrasco doit sûrement se demander ce qui m'est passé par la tête.

Quand j'attrape mon téléphone, l'écran est saturé de messages et d'appels en absence. L'hôpital d'abord. Ma mère, qui a eu l'air d'enfin émerger. Ses SMS m'agressent de « Où sont les filles ? » « t'es folle » « reviens stp » « si tu ramènes pas les filles je vais à la police ». Et au milieu des messages, un seul est de Lévy.

De : Lévy – 106
19/11 – 1 h 03

Est-ce que tu vas bien ?

Oh merde. Putain de merde. Lévy. Je l'ai laissé seul. Quelle idiote !

Alors que je presse la touche d'appel, je pousse quelques jurons à mon encontre. Les doigts dans la bouche, rongeant ce qu'il me reste d'ongles, j'observe les gouttes couler sur les vitres. Derrière moi, le micro-ondes émet son bip.

— Allo ?

La voix de Lévy me parvient si fragile, à peine audible, que j'ai envie de pleurer.

— Je savais ! Je savais, je suis trop nulle ! Pardon, 106. Je suis trop bête. J'ai oublié de te prévenir. Il s'est tellement passé de trucs, si tu savais. Mais je suis débile et...

— Oulah. Doucement. Pour commencer, ne t'insulte pas comme ça. Ce n'est pas la peine. Et ensuite, comment tu vas ?

— Toi comment tu vas ? Ça va, tu tiens le coup ? Tu as réussi à manger ? Tu peux tout me dire. J'entends bien à ta voix que ça va pas. T'as rechuté ? Tu veux que je...

— Gill... ça va très bien. Il est juste... 6 h 42...

Je cligne des yeux. Le four crache un nouveau bip final de protestation. Et comme pour me narguer, son écran digital passe fièrement à la minute 43.

— Oh euh... oui, j'ai... ça aussi j'oubliais... J'imagine que tu t'es endormi tard à cause de moi en plus.

— Ne t'en fais pas, j'ai eu Eliaz. Il m'a expliqué qu'il était avec toi et que tu réglais des soucis familiaux. Je n'ai pas insisté. Tu le remercieras, tu as échappé de peu à mon harcèlement.

Mon rire s'échoue contre le gémissement que Lévy laisse couler en s'étirant. Je l'imagine dans son lit d'hôpital, emmitouflé, les peluches en laine peuplant sa commode, et les pelotes jonchant la couverture.

— Je vais passer cet après-midi récupérer mes affaires. C'est un peu long à expliquer, je préfère te le dire de vive voix. J'ai mes sœurs avec moi, alors...

— Aucun problème.

— T'as prévu de demander une permission ce week-end ?

— Hm... Un homme sexy et particulièrement indécent a menacé de me kidnapper si je ne sors pas moi-même. Je suis donc contraint, en effet.

Le téléphone calé entre mon oreille et mon épaule, je beurre les tartines des filles, puis touille le chocolat en poudre.

— Quelle vie de merde, 106. Oublie pas d'en parler à Vidrasco. Ça laisse des traumas ce genre d'expérience.

Les ombres précieuses. (WxW) [terminé] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant