Chapitre 7 (suite)

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Gillian

Comme pour beaucoup, la musique forme à mon sens l'une de mes meilleures échappatoires. J'avais beau en écouter le soir, à l'hôpital, danser me manquait. Difficile de me lâcher dans un lieu où à tout moment les soignants débarquent. Personne ne m'aurait rien dit, bien sûr. Enfin, peu importe. Je ne suis plus à l'hôpital. Alors je me dandine sur place, les écouteurs dans les oreilles. Les yeux fermés – très important pour me libérer – je me laisse bercer par la voix pure de la chanteuse.

J'ai beaucoup accompli aujourd'hui. Pour mes sœurs, et pour moi aussi. Maintenant que je suis officiellement sortie des murs de Sainte-Grâce et que les filles sont en sécurité chez leur copine, je laisse tomber le reste. Au moins le temps de trois minutes.

Je lâche la peur. Celle de ne pas savoir m'occuper des filles, celle de ne pas trouver de logement d'ici trois mois, celle de manquer d'argent pour payer les factures, celle de replonger dans les drogues, celle de briser le lien avec ma mère. Même si tout ça se terre au fond de moi, je sais que je ne pourrai pas y échapper, la musique détient ce pouvoir de maintenir tout ça à distance. Ca me fait un bien fou.

Je ne réfléchis même pas à la danse qui m'anime. Tantôt portée par le sens des paroles, tantôt emportée par mes simples émotions, je déambule dans à peine deux mètres carrés, face à la fenêtre ensoleillée de l'appartement. Lévy et Eliaz sont partis se doucher, et je sais que j'ai encore devant moi quelques précieuses minutes pour me libérer du négatif. Cette soirée va me faire beaucoup de bien. Avec les garçons, je ris. Je suis moi-même. J'ai beau craindre la solitude, j'ai aussi besoin parfois de la rencontrer pour mieux me retrouver. Ce moment en fait partie.

La chanteuse s'exclame « I need to know you ! » et je chante en communion avec elle. J'ignore à qui elle s'adresse, ceci dit je me désigne. Tapant du poing sur ma poitrine en cadence, je me dédie ces mots. J'ai besoin de me connaître. Me reconnaître. La nouvelle moi sur sa nouvelle voie. Je suis à l'aube de cette vie dont j'ai toujours rêvé. D'une main, je dégage mes longs cheveux derrière mon épaule. Ils caressent la peau nue de mon bras, électriques, se collent à mon haut, ma joue. Ça me fait rire. Je les aime ces cheveux. Une des rares choses que j'aime chez moi, tiens.

Dans la poche de mon pantalon, mon téléphone appuie sur ma cuisse. En dehors de la musique et des filles si elles veulent me joindre, je me suis promis de ne pas le sortir ce soir. Au diable les appels de ma mère. Les SMS intempestifs. Face à mon silence, la plupart de mes anciens clients ont fini par oublier mon numéro. Presque plus rien ne me rattache à cette petite coque technologique. Je le garde par principe et parce que je dois être joignable pour le boulot. Mais je suis libre. LIBRE.

Emportée dans ma danse, je cesse peu à peu de penser. Puis quand la chanson atteint presque sa fin, je rouvre les yeux pour découvrir que je suis loin d'être seule à profiter. Assis en tailleur dans le canapé, un début de projet en laine entre ses jambes, Lévy couve son homme du regard, comme le prouvent ses mains immobiles. Eliaz me tourne le dos, et sans un bruit gesticule. Je crois d'abord qu'ils se disputent avec sa cousine, vu la rapidité de leurs mouvements. Alors je cesse de chanter. D'un commun accord, ils se tournent vers moi. Leurs visages n'indiquent aucune contrariété.

— Qu'est-ce que vous fichez ? je demande.

— On signe la chanson.

Mon attention se porte sur la cousine qui dévie presque tout de suite le regard. D'un mouvement rapide, elle touche l'arrière de son oreille puis joint les mains devant elle. Elle vient littéralement de couper ce qui pourrait lui permettre de m'entendre.

— Salut Shérine.

Bien sûr, puisqu'elle ne m'entend plus, elle ignore royalement ma voix. Chose ironique sachant qu'elle en profitait pleinement tant que je chantais. Eliaz lui file un petit coup de coude qui la fait presque sursauter. Elle fronce aussitôt les yeux dans sa direction avant de saisir que ce n'est pas lui qui cherche son attention.

Les ombres précieuses. (WxW) [terminé] Where stories live. Discover now