Et mes grelots, à moi ?

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Je comprends mieux, maintenant, pourquoi la cani-rando en pleine canicule s'apparente à un suicide assisté. Bénis soient les quinze degrés de la mi-octobre. D'ordinaire, les rares fois où je me décide pour un footing, je n'ai que mes deux jambes à coordonner. Le rythme, c'est celui que j'impose. Pas celui d'une espèce de clébard shooté à l'adrénaline qui s'imagine que, s'il saute un ruisseau, je vais le suivre.

Je dégouline. De sueur, de stress, d'énervement. Mais, gloire à moi, je ne suis pas le seul. À part Oliver, qui ne quitte jamais son rôle de mannequin Patagonia, tout le groupe ressemble à un tas de punks à chiens. Rouges, puants, échevelés. Abby halète à ma droite, appuyée contre un tronc.

« On va bivouaquer ici, si c'est ok pour vous ? » propose joyeusement Mister Sunshine.

J'ai juste envie de lui répondre par deux lettres. T comme Théodule, G comme Gertrude. Faudrait arrêter de mettre du guarana dans leurs croquettes, aux monstres.

« Vous pouvez venir attacher votre pote de rando à la ligne, venez par ici. On va leur mettre des gamelles d'eau. Ludivine, tiens, tu veux t'en charger ? »

L'ado plus morte que vive se réanime tant bien que mal. À nous aussi, il nous faudrait bien une gamelle d'eau.

Je me débarrasse de Foulcamp, qui souffre salement de la comparaison à côté de Baïkal, l'adonis de la meute. Mon tracteur se met à laper bruyamment, finit par s'étrangler et vomir dans l'écuelle. Champion.

Les autres suppliciés s'installent dans la clairière. Voyant Oliver étendre une couverture quadrillée sur un coin de mousse, je m'y dirige, las. Mlle Sauldubois me devance et colonise l'espace, se laissant choir avec un grognement qui n'a rien de très noble.

« P'tain, j'en peux plus, souffle-t-elle en essayant de rattraper le désastre qu'est sa non-coiffure.

— Brillante idée, n'est-ce pas ? rétorqué-je avec tout ce que je peux instiller de sarcasme dans ces quelques mots.

— Alors, les enfants, on s'amuse bien ? s'enquiert Oliver en déballant les provisions. Avouez que c'est chouette.

— Si on pouvait régler la vitesse, ça le serait, soupire Abby.

— Boh, il nous reste à peine 7km. Vous allez vous y faire. Là c'était surtout de la descente mais, en montée, vous verrez, c'est pas la même.

— Si on descend encore, on arrive à Flumet. Y'a la pizzeria de l'Ours, lâché-je sans trop y croire.

— Ils sont ouverts, le lundi ? demande ma patronne sans relever la tête.

— Mais non, je vous ai préparé une super collation. »

Collation. Ça sent les abricots secs, la purée d'amande et une figue à se carrer dans l'oignon, ça. Sans oublier le thé vert, bien sûr. Mais, sous mes yeux ébaubis, le rouquin déballe alors un paquet de chez le boucher-charcutier de Notre-Dame, un autre emballage long, rectangulaire et plat qui sent bon l'Abondance, une miche de pain – complet. J'oserais presque un gémissement de soulagement.

« J'ai aussi des mini-concombres et du gingembre confit, pour se redonner un coup de fouet après le repas.

— Je crois qu'on se le prendra quoi qu'il arrive, le coup de fouet, réplique Abby à mi-voix. C'est quoi, ces petits trucs ?

— Des grelots au noix. Attends, je vais ôter la peau.

— Depuis quand on épluche les saucissons ? interviens-je après avoir réussi à caler mon cul sur un angle de la couverture.

— Y'en a qui ont fini dans une gamelle, dans mon sac. Bon appétit, tout le monde ! »

Certains ont pris des sandouiches triangles. D'autres le bon vieux jambon-beurre de la boulangerie. Des paquets de chips, des œufs durs, des tomates. Des grelots aux noix, que le rouquin offre galamment à Mlle Sauldubois après les avoir dépiautés.

« Et à moi, tu m'épluches pas les grelots, à moi ? me rebiffé-je devant cet odieux traitement de faveur.

— T'es assez grand pour le faire tout seul. Vu le temps que tu passes sous la douche. »

Le petit fumier. Abby s'étouffe à moitié, plongeant dans son verre de maudit kéfir, qui a fait le déplacement lui-aussi. J'attrape une poignée de saucissons, me les enfile avec la peau. Avec un peu de chance, ça contient des gènes de Foulcamp – peut-être que ça nous mettra sur la même station, lui et moi.

Oliver le Magnifique a prévu le café. Un café machine ignoble, mais qui a le mérite de rallonger la pause. Je me retrouve à la siroter à côté du dégarni qui semble redouter autant que moi le départ. Son chien est un des plus calmes – un papy, selon le musher. Il a pourtant manqué l'envoyer dans le décor à quasiment tous les virages.

« Vous aussi, c'est pour un anniversaire de mariage, un truc comme ça ? me demande le quadra en touillant nerveusement le sucre dans son gobelet.

— Pardon ?

— La cani-rando. Ma femme, débute-t-il en la pointant d'un menton fuyant, voulait ça pour nos dix ans de mariage. J'aurais préféré une bague, des boucles d'oreille, je sais pas.

— Ah. Non, elle, c'est ma patronne. Et le tortionnaire, je crois que c'est mon pote. Enfin, si ça peut vous rassurer, moi non plus, je ne sais pas trop ce que je fous là.

— Votre patronne ? Vous faites comme dans Pékin Express ?

— On peut dire ça. Sauf qu'on couche pas ensemble. Dort. »

Putain, je savais bien que le sixième morceau de gingembre confit allait me porter préjudice. Au mieux la béquille, au pire une liquéfaction des entrailles en pleine forêt. Bah, connaissant Touist, il doit avoir emporté des toilettes sèches dans son paquetage.

« On repart tranquillement, les amis ? »

Mes ischio m'assurent catégoriquement que non.

Foulcamp n'a pas eu le temps de refroidir ; à peine nos harnais sont-ils raccordés que je me retrouve à cavaler en rond. En arrière, en arrière, il en a de bonnes, l'autre. Mon clebs doit avoir les contrôles inversés. Le voilà qui m'entraîne à proximité d'Abby et de sa Violette, laquelle semble ne pas trop apprécier cet envahissement de sphère privée. Les deux s'emmêlent dans une salade de longes, avec ma boss et moi au milieu.

« Mais arrête, tiens-le ! s'énerve Mlle Sauldubois en essayant de dépatouiller sa ligne de la mienne – sauf que les espadons poilus se débattent.

— C'est lui qui me tient, t'avais pas encore capté ? Non, pas par-là, connard, pas par... »

Son pied rencontre ma jambe, ma main lui attrape le coude sur un gracieux pivot et, comme les meilleurs ralentis de la Coupe du Monde, nous nous effondrons avec drame et fracas. Mon mousqueton s'est ouvert dans la chute ; pour faire honneur à son patronyme, Foulcamp s'éloigne pour aller renifler un arbre mort.

« Tu m'étouffes, geint une voix sous moi.

— Je me disais bien que les graviers étaient vachement confortables. »

Il me semble qu'un trouduc fuse, mais il est un peu assourdi par la levée des corps. Oliver sourit comme s'il venait d'inventer l'eau chaude et le boiler avec. Abby s'époussette, me colle une espèce de bourrade qui ne me fait pas du tout chanceler. Violette me dédaigne, ponctuant la manœuvre d'un grondement à mon attention. Foulcamp, lui, est en train de copuler avec la souche.

Ça va bien. Ça va très bien.


Latte Machiavelo [Finaliste Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant