3. Une pure béatitude d'ivrogne

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Le comptoir est impeccable. Le vieux bois verni brille sous la lumière déclinante des bougies et Joseph peut presque y voir le reflet de sa figure ridée, fatiguée mais satisfaite. Il se glissera bientôt dans son lit, une perspective à laquelle il aspire depuis déjà quelques heures. Il jette son torchon sale dans le seau caché sous le comptoir et jette un œil à la salle.

Gabrielle a pratiquement fini de balayer les dalles de pierre du sol. Joseph la regarde faire pendant un moment avec gourmandise. Elle n'est pourtant pas vraiment belle et a déjà payé son tribut aux années. Un corset très serré essaye de créer l'illusion que son décolleté vaut encore le détour, mais ses hanches larges et son cul, vaste et dodu, restent la chose la plus délectable que Joseph ait jamais vue. Il se remémore comment il a essayé de s'y frayer un chemin lorsqu'il a engagé Gabrielle, mais aussi comment le genou de cette dernière l'a plié en deux, lui.

Depuis cet échec douloureux, il garde ses distances, se contentant de la vue avec bonheur et prudence. Se retenant de se masser l'entrejambe – ce sera pour plus tard – il soupire et revient à son inspection de la salle.

Tout semble en ordre. Les tables ont été débarrassées et essuyées. Les chaises et tabourets, éparpillés pendant la soirée, sont revenus à leur place attitrée. Les chandelles ont été soufflées ou remplacées au sommet des montagnes de cire. Il ne reste qu'une seule chose à faire, et Joseph pourra enfin s'offrir un repos bien mérité.

Ce soir, Francis a choisi une table en plein milieu de la pièce pour s'effondrer. Sa joue repose dans une mare de sa propre bave, mais il semble ne pas s'en soucier le moins du monde. Son visage n'exprime qu'une pure béatitude d'ivrogne. Cela brise le cœur de Joseph de devoir le réveiller et le renvoyer tous les soirs à une épouse abominable. Mais comme il ne désire absolument pas revoir celle-ci, et qu'elle viendra à coup sûr réclamer son mari tôt ou tard en hurlant des menaces, il n'a pas d'autre choix.

Sa main n'est qu'à quelques pouces de l'épaule de Francis, quand la porte sur la rue s'ouvre à la volée. Joseph a un bref aperçu de l'homme noir, petit mais impressionnant, qui se tient dans l'encadrement. Il a juste le temps de distinguer deux énormes bras croisés sur une large poitrine avant que la porte ne heurte bruyamment le mur, rebondisse, et se referme à la figure de l'apparition.

Terre d'écueil (Stranded en VF)Where stories live. Discover now