Les Effacés

Chapitre 3

— Tournez-vous, Mademoiselle.

Les bras écartés, je retenais ma respiration de peur que Helen ne me plante une aiguille dans la peau. Levées aux aurores, nous avions passé la matinée à ajuster ma parure. Bien qu'à mes yeux l'étoffe blanche et aérienne tombât à la perfection, ma femme de chambre, elle, n'était jamais satisfaite.

— Je crois que nous y sommes, finit-elle par annoncer, pour mon plus grand soulagement.

Le résultat était époustouflant. La robe, immaculée, flottait autour de moi tel un doux nuage. Les perles, cousues une par une à la main, prenaient la forme de délicates fleurs parsemant les jupons et remontant jusqu'à mon corsage. Quant à ma coiffure, Helen avait réussi l'exploit de faire tenir perles et plumes gigantesques à un chignon sophistiqué, d'où s'échappaient des boucles serrées. En m'observant dans le miroir, j'eus l'impression d'être déguisée en mariée, une parodie grotesque de ce à quoi une jeune fille respectable se devait de ressembler pour le plus beau jour de sa vie. Je me sentais ridicule. Mère éclata en sanglots lorsqu'elle me vit. Heureusement, le regard noir de Helen l'empêcha de me prendre dans ses bras et de froisser ma toilette.

— Vous êtes resplendissante, Jane chérie. Je suis si fière de vous. Allons, ne tardons pas, la voiture est prête.

En route pour le palais, nous montâmes dans un carrosse qui nous ballotta. Les doigts serrés sur ma jupe, quelques gouttes de sueur se formèrent à la base de ma nuque. Silencieuse, je priais pour que cette étrange réception se passe sans faux pas. Je savais que ma liberté dépendait de cet instant. Pour la première fois depuis mon réveil, je venais de franchir la porte de Clifford House. Ce n'était que le début, la prochaine étape étant la promenade qu'Emma m'avait promise. Pour me distraire, je levai les yeux sur le paysage qui défilait par la fenêtre. Autour de nous, de plus en plus de voitures semblables à la nôtre prenaient le même chemin. Je ne devais pas être la seule jeune fille angoissée à l'idée d'être présentée à la reine. Je tentai de glisser mon regard à l'intérieur des attelages, non pour voir les autres débutantes, mais pour apercevoir leurs pères. Aucune personne ne ressemblait à la créature immonde qui se faisait appeler lord Clifford. Les hommes, les femmes et même les enfants abordaient des visages humains. Je n'avais pas revu Père depuis la veille. Plus j'y réfléchissais, et plus je doutais de ce que j'avais vu. Toute cette histoire autour de son physique devait venir de mon imagination. Peut-être était-ce le contrecoup de mon accident qui me donnait des hallucinations ?Le carrosse s'arrêta et une vague d'angoisse m'envahit. Après une grande inspiration, je pris mon courage à deux mains et sortis de la voiture, aidée par un valet. Je me trouvais tout à fait banale en face de ce cortège de jeunes filles, toutes plus belles et majestueuses les unes que les autres

— Tout va bien se passer, me chuchota Mère qui descendait après moi.

Elle me tira par le bras, m'entraînant avec elle. Les débutantes et leurs chaperons furent invitées à attendre dans une salle, le temps que la reine soit disposée à commencer la cérémonie. Nous étions si serrées que je ne pouvais faire un pas sans marcher sur le pied d'une de mes camarades. Je suffoquais presque et la chaleur me donnait le tournis.

— Mère, quand pourrons-nous sortir ? entendis-je derrière moi. Cette voix, je la reconnus immédiatement.
— Emma ? appelai-je en me retournant avec précaution.

Accompagnée d'une femme qui avait tout l'air d'être lady Knightley, Emma était à quelques mètres de moi. Elle était ravissante, comme à son habitude. Sa robe aussi blanche que la mienne mettait en valeur sa peau noire et ses yeux éclatants. Je les saluai d'une génuflexion maladroite et elles me rendirent la politesse. Mère ne se gêna pas pour entamer la conversation avec lady Knightley une fois que sa fille les eut présentées. Je savais que Mère rêvait de devenir amie avec cette femme et je profitai de cette occasion pour reprendre mon souffle loin de sa surveillance.