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- La justice n'est pas affaire de divertissement ! Avec tout le respect que je vous dois.

Sur ces paroles, Neuvillette sortit en coup de vent du bureau de l'Archon Furina. Celle-ci venait à nouveau de se plaindre que les procès n'étaient pas suffisamment plaisants à regarder. Ne comprenait-elle pas ? La justice était une valeur divine. La justice apaisait les cœurs opprimés, réprimait ceux qui osaient outrepasser leurs droits. Elle était un symbole d'égalité pour tous. Nul ne pouvait l'utiliser à des fins personnelles, pas même son incarnation, et certainement pas pour des raisons si futiles. Il entendit un « Neuvillette, où allez-vous ? » poussé par un homme de la Garde qu'il avait déjà vu, mais n'y prêta guère d'attention.

Il marchait à pas pressés. Réagissant à son humeur massacrante, une pluie diluvienne s'était soudainement abattue sur la ville, aussi était-il seul, à nouveau, dans les rues de la cité. Il ne savait pas où il allait, il savait juste qu'il y allait et que sa destination était loin du Palais de Justice. À cet instant, il ne souhaitait rien tant que de mettre autant de distance que possible entre lui et Furina.

Il finit par s'arrêter près d'un restaurant qu'il ne connaissait pas, les yeux fixés sur le sol. Il entendait deux chiens se disputer non loin et songea amèrement que la société humaine ne présentait que peu de différences avec ces deux êtres hargneux. La pluie tombait si fort qu'il n'y voyait pas à deux pas, mais cela lui importait peu : il était seul de toute manière. Personne ne viendrait le chercher. Qui était-il après tout pour l'espérer ? Un étranger, comme toujours. Un étranger coincé entre le marteau et l'enclume, dans une société étrange, dans une ville qui n'avait de « maison » que le nom. Quelle ironie du sort, songea-t-il, mâchoires serrées.

- Monsieur Neuvillette ? appela une voix douce.

Il sentit une main prendre la sienne et releva les yeux, stupéfait.

- Enfin, on vous retrouve. Venez avec nous, monsieur Neuvillette.

- Mais que faites-vous dehors par un temps pareil, vous deux ?!

Anna et Louise, les inséparables jumelles, comme toujours depuis quelques temps. Trempées jusqu'aux os, elles y voyaient sans doute encore moins que lui : l'eau avait sauvagement pris possession des verres de leurs lunettes. Mais elles étaient là, sourcils légèrement froncés, leurs vêtements collés à leurs corps, les cheveux plaqués par la pluie. Elles le regardaient de leurs yeux bleu-verts, et il se rendit compte qu'il n'y voyait pas assez bien pour les différencier. Pourtant, il savait que c'était Anna qui lui avait saisi la main, et Louise qui avait parlé. Mais comment ?

- Monsieur Neuvillette, vous nous écoutez ?  Venez, insista Anna en tirant légèrement sur ses doigts.

Il la regarda, perdu.

- Venir... où ?

- Là où vous serez tranquille et pas en train de vous geler jusqu'à la moelle épinière enfin !

Elles lui sourirent et l'entraînèrent avec eux. Il se laissa conduire sans résistance, l'esprit embrouillé. Pourquoi ? Que faisaient-elles ici ? Comment avaient-elles su où le trouver, et surtout, comment avaient-elles su qu'il était dehors et pourquoi étaient-elles venues le chercher ? Trop de questions qui tourbillonnaient dans sa tête, qu'il n'osait pas poser. La vision obscurcie, il sentit un goût salé sur ses lèvres et le mit sur le compte de la pluie, dont l'intensité avait légèrement baissé. Ses doigts serrèrent instinctivement ceux d'Anna, qui lui répondit d'une douce pression.

Elles ne s'arrêtèrent qu'après lui avoir fait faire gravir une myriade d'escaliers et le double de chemin total. Il commençait à croire que tout cela faisait partie d'une tentative d'assassinat ! Pourtant, il avait continué de leur emboîter le pas, sans crainte, ni trop d'hésitation. Il savait pertinemment qu'elles ne lui feraient aucun mal, d'aucune manière que ce soit. Elles étaient trop lumineuses pour cela. A sa manière, l'iudex leur faisait entièrement confiance. Enfin, après quelques dernières marches, Louise ouvrit une porte devant eux et la referma derrière eux.

Ils étaient... sur un toit ? Il cligna des yeux plusieurs fois et observa l'endroit. De toute évidence, il avait été aménagé spécialement pour elles. Des piliers et poutres en bois venaient soutenir un toit de tôle en fer, les protégeant du déluge. Des canapés faits à partir de palettes avaient été aménagés dans un petit coin cosy, des livres, coussins et autres poufs traînaient un peu partout. Un superbe saxophone trônait aux côtés d'un violon plus modeste. Toutefois, la structure ne couvrait que la moitié du toit. L'autre moitié était pleine de... plantes ? De jardinières, de pots, tous contenant des fleurs communes de Fontaine de toute évidence très bien entretenues. Respirant le calme et la joie, il ne s'étonnait pas outre mesure que cet endroit soit prisé par les jumelles.

- Faites comme chez vous, monsieur Neuvillette, sourit Anna en essuyant ses lunettes.

Il fallut bien plusieurs minutes au Juge Suprême pour se décider à enlever sa longue veste, qu'il suspendit à un crochet qui semblait littéralement fait pour ça. Entre temps, le déluge s'était calmé et n'était désormais plus qu'une grosse averse. Les jumelles étaient non loin, Anna refaisait la tresse principale de Louise qui avait été ruinée il ne savait comment en la grondant à voix basse.

- Vous aimez vraiment les tresses, observa-t-il en se sentant stupide la seconde suivante. Évidemment qu'elles les aimaient, ou elles ne s'en feraient pas tous les jours !

Elles levèrent les yeux vers lui et lui sourirent.

- C'est plus pratique que des cheveux détachés, et plus joli qu'une queue de cheval, lui répondit Louise.

- Avec le temps, on a commencé à diversifier un peu. Mais oui, on aime ça. Par contre vous, on a jamais réussi à identifier précisément le nom de votre coiffure !

- Parce que vous avez cherché ?

- Ben oui. D'ailleurs, elle a souffert, en passant. Faudrait peut-être voir à la refaire, ni ça fait de la peine, rit Anna en donnant la touche finale à la tresse de Louise. Et toi Loulou, tu arrêtes de te prendre les cheveux partout !

- Maiiiis ! Je fais de mon mieux...

- Je sais, je sais. Vous voulez qu'on s'occupe de vous, monsieur Neuvillette ?

Il leva vers elles un regard perplexe. Il avait commencé à décrocher de la conversation, ses pensées le ramenant, encore et toujours, à Furina. Il finit par comprendre qu'elles parlaient de ses cheveux et se détendit.

- Hum... si vous le souhaitez.

Elles le firent s'asseoir et passèrent dans son dos. Lorsque leurs doigts détachèrent puis réarrangèrent ses cheveux, il ne sut dire si la sensation lui plaisait. Cela faisait si longtemps que personne ne l'avait touché ainsi, avec délicatesse et respect. C'était... étrange, oui, comme tout ce qui lui venait en tête lorsqu'il pensait à elles. Il aimait bien leur compagnie, c'était certain, mais pourquoi ? Il eut la réponse à peine quelques secondes plus tard, sans l'avoir cherchée : parce qu'il se sentait différent en leur présence. Lui qui se considérait comme étranger, il suffisait que leurs yeux se posent sur lui pour que cette impression s'atténue. Leurs sourires lui réchauffaient automatiquement le coeur. Il se sentait, peut-être... davantage lui-même. Qui qu'il soit, en leur présence, il l'était assurément.

La pluie, dehors, n'était plus qu'une légère bruine. Une fois qu'elles eurent fini de refaire sa coiffure - et à l'identique ! -, Anna s'assit à côté de lui tandis que Louise prenait un coussin en face d'eux. D'ordinaire, il supposait qu'elles discutaient entre elles, mais elles semblaient faire déployer tout ce qu'elles avaient pour l'inclure dans la conversation. Toutefois, petit à petit, il décrocha et elles n'insistèrent pas, le laissant tranquille. Il n'avait pas, il n'avait plus l'énergie de songer à ses problèmes. Il n'avait plus l'énergie de songer à quoi que ce soit, pour tout dire. Il se laissa simplement envahir par un calme apaisant. Sans s'en rendre compte, il s'endormit.

Lorsqu'il se réveillerait, quelques heures plus tard, il constaterait qu'il était allongé sur Anna, la tête au creux de son épaule. Elle l'entourerait de ses bras. Louise, dans son dos, aurait un bras passé autour de son flanc et la tête appuyée contre sa colonne vertébrale. La pluie aurait totalement disparu. Alors, bien loin de paniquer, il se contenterait de sourire... et de se rendormir.

Le Silence de Vos MotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant