★ LA DEUXIÈME TÊTE DE CHENG XIAOSHI

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NDA ; bonne lecture!

CHAPITRE 07
La deuxième tête de Cheng Xiaoshi

LORSQUE Cheng Xiaoshi ouvre l'œil ce jour-là, comme les deux fois précédentes depuis qu'il a pris conscience de se retrouver coincé dans une bulle temporelle, la première chose qu'il fait, c'est consulter l'écran de son téléphone pour voir si la date du jour s'est enfin modifiée. Quelques jours auparavant, il n'y faisait même pas attention, mais la regarder est devenu son rituel désormais.

D'autant plus qu'hier, il a trouvé l'identité de son âme sœur.

La jeune homme aux cheveux noirs n'en revient toujours pas : son âme sœur n'est autre que le garçon au bouquet de coquelicots qu'il a remarqué dès le début, avant même de prendre conscience qu'une boucle temporelle se mettait en place tout autour d'eux. Est-ce donc cela, trouver son âme sœur ? Avant même que le destin ne leur montre qu'ils étaient liés l'un à l'autre, Cheng Xiaoshi l'a remarqué. Et il semble qu'il a lui aussi été remarqué, puisqu'au fil de leur première conversation, son âme sœur ― Lu Guang a-il dit s'appeler ― a mentionné la chute qu'il a effectuée les deux premiers jours.

(Ce n'est pas exactement la première entrée qu'il rêvait de faire dans la vie de son âme sœur, mais il suppose qu'elle a au moins eu le mérite d'être littéralement renversante.)

Il garde un souvenir assez vif de leur première conversation. Lu Guang n'est pas exactement comme il a toujours imaginé son âme sœur : il s'est bien souvent imaginé en compagnie de quelqu'un qui aurait une personnalité très similaire à la sienne, avec qui il serait aisé de rire et de plaisanter, ce que le jeune homme aux cheveux blancs ne paraît pas être, au premier abord en tout cas. Leur première discussion a été brève ― Lu Guang lui a expliqué qu'il devait retourner travailler, ce que son interlocuteur a tout d'abord trouvé dérisoire considérant le fait qu'ils se trouvent dans une bulle temporelle où seule la dernière version de cette journée qui se répétait à l'infini sera conservée, avant de réaliser que si leur première rencontre est, par chance, la bonne, le fil de leur vie reprendra normalement dès le lendemain. Et qu'il vaut ainsi mieux qu'ils ne fassent pas trop d'écarts dans leur ligne de conduite habituelle, s'ils ne veulent pas se retrouver à faire face à des conséquences.

Ceci étant dit, l'écran du téléphone de Cheng Xiaoshi indique toujours jeudi 24 octobre.

La boucle temporelle ne s'est pas encore brisée.

Ce qui signifie que simplement discuter dans la rue n'est pas la « bonne façon » pour eux de se rencontrer.

C'est de loin la partie que le jeune homme aux cheveux noirs a toujours trouvé la plus difficile dans toute cette histoire de boucle temporelle et d'âmes sœurs. L'univers, le destin, quoi que cela puisse s'appeler, a choisi une seule et unique manière pour eux de se rencontrer, et ils doivent la trouver par eux-mêmes en répétant en boucle leur première rencontre tout en altérant dans le même temps aussi bien les événements que les propos échangés ― la « bonne façon » peut tout autant être dans leur attitude que dans leurs mots. Les parents de Cheng Xiaoshi sont parvenus à briser la boucle au bout de la cinquième tentative, ce qui représente d'ailleurs la moyenne nationale, mais certains racontent parfois qu'ils sont restés prisonniers de la boucle durant une vingtaine ou une trentaine de jours, incapables de s'en échapper. Eux en sont déjà à la quatrième version du même jour, et Cheng Xiaoshi sait pertinemment qu'il ne sera pas capable de le revivre encore trop longtemps.

Il a désormais un point positif dans son terrible jeudi, mais il n'en peut déjà plus de revivre sans cesse la poursuite du voleur, les remontrances qu'il essuie ensuite pour ne pas réussir à l'attraper et les provocations de Liu Min durant le reste de la journée. Et puisque chaque jour est assorti d'une épée de Damoclès, il ne peut pas se permettre de sécher son travail, au risque que cela lui retombe dessus si le temps se remet en marche.

Il songe à essayer de changer le déroulé des événements pour récupérer au moins le collier, voire l'enfant qui le dérobe ― pas aujourd'hui, cependant, parce que Lu Guang et lui n'ont pas convenu la veille d'un quelconque rendez-vous ou quoi que ce soit dans l'hypothèse où leur première discussion ne fonctionnerait pas. Le jeune homme n'a donc pas le temps de jouer les héros : il laisse la journée se dérouler comme elle le fait depuis quatre « jours », et s'élance tout naturellement à la poursuite du voleur sans ne serait-ce qu'imaginer l'attraper. A la place, une fois revenu dans la rue, il guette l'immanquable bouquet de coquelicots et, en apercevant son porteur, se dirige vers lui avec un grand sourire, comme si il s'agit de quelque chose de parfaitement naturel.

« Pourquoi des coquelicots spécifiquement ? » Il n'est pas question de reproduire leur rencontre et leurs discussions de la veille, puisque cela n'a vraisemblablement pas suffi à les sortir de la boucle, alors Cheng Xiaoshi opte pour une autre approche. Celle-ci paraît d'ailleurs surprendre Lu Guang, qui ouvre la bouche sans pour autant formuler une réponse pendant quelques instants, avant de finalement formuler :

« J'aime bien ces fleurs. »

Sans blague, songe Cheng Xiaoshi avec un petit sourire amusé. Il aime bien ce jeune homme que le destin lui a choisi comme moitié. Il n'est pas très bavard, se perd longuement dans ses pensées, fait des phrases si courtes qu'on croirait qu'il dispose d'une limite de mots, et a cette étrange façon de raisonner, très terre à terre. Ses réponses aux questions enthousiastes de Cheng Xiaoshi sont souvent à côté de ce que l'autre voulait réellement savoir, et cela a quelque chose de mignon aux yeux du jeune homme aux cheveux noirs.

Même s'il a conscience d'être naturellement influencé par l'évidence que le destin lui impose par le biais de cette boucle ― une chose que de plus en plus de personnes remettent d'ailleurs en question en arguant qu'ils sont incapables d'aimer d'un amour véritable parce que celui-ci est conditionné ―, il sent qu'il aurait été capable d'aimer cet homme dans tous les cas.

Ce dernier a quelque chose d'irrésistible, et pas uniquement parce que le rouge de ce bouquet qu'il ne quitte jamais contraste d'une façon fascinante avec les teintes blanches qu'il porte sur tout le corps.

« Je peux te payer un café ? » demande le jeune homme aux cheveux noirs en décidant de ne pas insister sur sa première question, quand bien même il n'a pas vraiment eu sa réponse. L'autre le dévisage comme s'il était un extraterrestre, et Cheng Xiaoshi se sent obligé de préciser : « Visiblement, discuter dans la rue, ça ne suffit pas au destin, alors je me dis que dans un café, c'est peut-être plus sympa pour lui comme pour nous. Bien sûr, je ne t'invite pas maintenant, je sais que tu travailles et moi aussi d'ailleurs. Mais après ton boulot. On peut se prendre quelque chose, non ? »

Lu Guang le dévisage à nouveau quelques instants, comme si une nouvelle tête est soudainement apparue à côté de la première, avant d'opiner doucement.

« Pourquoi pas. »

La réponse ne déborde pas franchement d'enthousiasme, mais Cheng Xiaoshi l'interprète comme une première victoire.

(Après tout, il vient de convier son âme sœur à leur premier date, non ?)

JUSQU'À CE QUE FANENT LES COQUELICOTS - 𝗹𝗶𝗻𝗸 𝗰𝗹𝗶𝗰𝗸Where stories live. Discover now