I. Landes de Brumes

55 10 1
                                    

Les portes s'ouvrent devant moi, et malgré le fait que je me sois préparée toute ma vie à cet instant présent, je reste pétrifiée pendant de longues secondes. Devant moi s'étendent les Landes de Brumes, vaste terre aride où mes vingt-trois compagnons vont mourir. Mais pas moi. Parce que moi, je me suis entraîné depuis ma naissance. Je savais que je ferai partie des Refoulés : ces jeunes que la société ne veut pas garder en son sein. Ils sont un peu moins d'une trentaine chaque année, et sont les moins forts, les moins intelligents, les moins doués de leur année de naissance. Chaque lendemain de nouvel an est une date redoutée par ceux qui ne font pas partie du haut du panier et par leur famille : deux cents personnes et pas une de plus seront admises au sein de la société. Et chaque année, il y a plus de prétendants que de places, car chaque famille veut avoir sa renommée ; et avoir plus d'enfants que la recommandation (deux par famille) présente à la fois un risque et une démonstration de force.

Mais donc vous me demanderez comment je sais depuis toute petite que je ferai partie des Refoulés ? Eh bien c'est très simple, je suis sourde de l'oreille gauche. Et les malformations physiques sont rédhibitoires pour la société, ce qui est bête puisque ce n'est pas héréditaire. Sauf que la société n'accepte que la perfection, et suis en quelque sorte la doctrine grecque de l'antiquité "un esprit sain dans un corps sain". Et ma demi surdité ne me permet pas d'atteindre la perfection. Je je sais donc depuis longtemps que ce matin de l'année 2643, à quelques semaines de mon vingtième anniversaire, je serai ici, sur le parvis du mur qui sépare la ville des Landes. Connaître à l'avance ma destinée m'a permis de mettre toutes mes chances de mon côté pour pouvoir survivre dans ces terres hostiles. Pendant que tous les enfants de huit ans prenaient des cours particuliers pour améliorer leur niveau de maths ou de chimie, moi je courais dans le quartier. J'ai acquis une endurance physique à toute épreuve, appris des techniques de survie, et même en cachette à manier des couteaux de cuisine, en imaginant que c'était des sabres ou des poignards.

Bref, je suis prête pour ma renaissance. Cette nouvelle vie qui s'offre à moi est pleine de possibilités, et je compte bien les découvrir et en profiter. Mais pour cela il faut déjà que je traverse les Landes de Brumes, qui séparent le mur de la ville de la forêt de plus de cent kilomètres. Cela peut paraître long, mais cela représente seulement douze heures de course. Bien sûr je ne vais pas faire ça d'une seule traite, mais en un jour cela devrait être faisable, si je ne dors pas bien entendu.

Je jette un dernier regard aux autres jeunes qui m'accompagnent. Ils sont tous défaits, et vont sûrement s'asseoir contre le mur pendant quelques jours en attendant de mourir de déshydratation. Mais moi je suis une battante, et je ne vais pas me laisser dépérir comme eux !
Alors je me lance. Je commence à courir, à petite foulée pour ne pas me fatiguer trop vite. Ma queue de cheval tape dans mon dos, réchauffé également par le soleil montant, et je sers dans mon poing droit une petite gourde d'eau que j'ai réussi à faire passer sous le nez de la sécurité en la cachant dans mon chignon maintenant défait. Rien ne pourra m'empêcher de survivre.

Rien sauf peut-être les clan de rescapés qui se sont construits de l'autre côté du mur ces dernières décennies, après la Grande Guerre. Il ne sont pas grand chose comparés à toutes les villes qui parsèment le continent, mais je sais qu'ils pourraient me voir comme une ennemie, et ils ne doivent pas représenter pour moi que le dernier recours si jamais je suis en grave danger de mort. Même alors, s'ils apprennent que je viens de la ville, je me doute qu'ils me laisseront plutôt mourir que de me venir en aide. Alors ma seule solution est d'atteindre la forêt en espérant trouver une source et de quoi me sustenter rapidement.

Mes mollets commencent à chauffer alors que le soleil doit être proche de son zénith. Je décide de me poser à l'ombre d'un buisson rabougri qui doit être proche de sa fin de vie. Je creuse le long des racines plusieurs minutes, mais elles vont trop profondément sous terre pour que je puisse atteindre le sol humide. Pourtant je ne veux pas me résoudre à boire ma gourde maintenant, il est encore trop tôt et je ne dois pas avoir tout à fait parcouru le quart du chemin. Je ne me repose pas longtemps et je repars bientôt, souffrant de plus en plus de la chaleur brûlante du soleil de janvier.

RefouléeWhere stories live. Discover now