Chapitre 1: Le fleuriste (1/2)

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(PARTIE I: Quand les sentiments éclosent)

Il attendait sur la chaise paillée, dans la sombre petite pièce derrière le comptoir. Il s'agissait à proprement parler d'un local exigu, cependant il y passait tant de temps qu'il le considérait comme un substitut à sa chambre à coucher. Il n'était pas bien agréable de séjourner dans le cagibi: l'air y était humide et l'ampoule basse consommation grésillait beaucoup trop régulièrement, menaçant de s'éteindre définitivement en le plongeant dans le noir. Ça ne le dérangeait pas particulièrement ; il n'était pas de ceux que la nuit effraie.

Le vieux propriétaire se sentait concerné par les dépenses énergétiques depuis quelques temps. Il disait qu'il fallait préserver les ressources de la planète. Mais Lysandre avait beau faire semblant d'y croire, il savait que c'était surtout une bonne raison de réduire les factures qu'il jugeait inutiles.

Il n'y avait dans le local que des pots en verre pour la plupart vides, quelques sachets de graines dont certaines, les plus braves, avaient germé en perçant leur prison de papier, des packs de bouteilles, des produits d'entretien et quelques outils. Et, bien évidemment, Lysandre et sa chaise fragile. Rien qui aurait donc eu nécessité d'une belle lumière vive. Lysandre n'était pas très exigeant, ça devait être l'une des raisons pour lesquelles il avait été engagé. Ça et sa discrétion qui lui donnait parfois l'air d'un fantôme errant au milieu des fleurs. C'était juste ce qu'il lui fallait pour le contenter : être au milieu des fleurs. Il les admirait depuis l'enfance, toujours avec cette crainte qu'on se moque de cette passion. Il fallait bien admettre que d'aimer les fleurs pour un jeune garçon, ce n'était pas habituel et assez mal perçu par la majorité de son entourage. Il n'y avait à l'époque qu'une seule personne qui ne le poussait pas à s'intéresser à d'autres passe-temps plus « classiques ».

Sa défunte grand-mère était la nymphe des jardins. Elle connaissait le nom des clochettes sur le bord des chemins et celui des plantes qui grimpaient sur les façades. La nature était sa cuisine, sa pharmacie et sa chambre à coucher. C'était la raison pour laquelle elle reposait désormais en paix allongée sous les jeunes pousses, éternelles gardiennes de son sommeil. Lysandre avait beaucoup pleuré quand elle les avait quittés. Il versait encore quelques larmes de temps à autres, si jamais les divagations de son esprit le conduisaient à son image souriante. En grandissant sa folie florale ne fit que croître, au grand dam de ses parents. Mais étrangement elle ne semblait plus être dérangeante pour ses camarades. A force d'admirer les bouquets, on aurait pu croire qu'il avait fini par se transformer en rose. Son visage indéniablement masculin avait la douceur d'un pétale, la délicatesse de ses gestes charmaient les demoiselles. Il n'était jamais brusque, les fleurs demandaient une concentration qui ralentissait le temps. Il avait quitté sa filière en biologie après trois années d'études ; un vaste gâchis.

Alors âgé de vingt et un ans il s'était mis en quête d'un emploi simple, qui préviendrait tout contact social indésirable. Malgré le succès qu'il avait acquis au lycée, il ne s'était jamais senti à sa place parmi la population uniforme. Il était tombé par hasard sur la boutique encastrée dans un bâtiment du dix-neuvième siècle. Il avait passé une journée difficile et avait, pour parfaire son malheur, oublié d'emporter sa carte de transports. Condamné à rentrer à pied, l'agacement le rendant maladroit, rien n'eut pu être plus frustrant que ses pas mal assurés. Aussi s'était-il autorisé quelques instants, immobile sur le trottoir pour se reprendre. Il avait fermé les yeux, et les avaient ouverts face à la vitre crasseuse.

Le magasin ne payait pas de mine. Sauf que Lysandre ne regardait pas la poussière sur le cadre des baies vitrées : ses yeux étaient tout occupés à admirer un visage inconnu qui était apparu en transparence sur les bouquets. Ce visage était très banal, tout en étant si peu commun qu'il ne put s'en désintéresser. Il avait voulu en voir les réelles couleurs mais quand il avait tourné la tête le minois inconnu s'était évaporé. Il avait également remarqué avec quelques minutes de retard que la pluie lui frappait le visage. La déception s'était additionnée à sa colère injustifiée. Il s'était remis en route en traînant des pieds et sa basket avait déchiré le coin d'un papier froissé et gorgé d'eau, à peine lisible. Lysandre fut cependant à même d'en déchiffrer les grandes lignes : le fleuriste cherchait un assistant. Il n'avait pas hésité, il était désespéré.

L'entretien n'avait rien eu de commun, aucun curriculum vitae ne lui avait été demandé. Le vieux botaniste l'avait questionné sur sa fleur préférée, puis il avait serré sa main fine entre ses doigts noueux. Ce fut tout, et ce fut suffisant autant pour l'un que pour l'autre. Ils se parlaient très peu, mais quand son patron avait besoin de ses services il le nommait « Grayi », nom peu mélodieux mais en accord avec la seule réponse qu'il avait eu à fournir. En réalité la fleur préférée de Lysandre n'existait pas, ils les aimaient toutes de façon égale. Malgré cela en repensant à cette personne inconnue disparue, c'était la première qui lui était venue à l'esprit ce jour-là. « Diphylleia Grayi », la fleur squelette qui s'efface sous la pluie en ne laissant apparaître que son empreinte. Lysandre n'en avait jamais vu de vraies, juste des photos. Exactement comme l'individu dans la vitre, juste une image qu'il avait retenue.

Il avait fini avec le temps par oublier cette rencontre qui n'avait pas eu lieu, elle ne valait pas plus qu'un autre souvenir. Elle aurait pu se diluer dans les méandres de sa mémoire, mais le destin dût en décider autrement. Car lorsqu'il regagna la pièce principale pour arroser le caoutchouc, deux silhouettes brunes s'enlaçaient devant la porte entrouverte, et le visage qu'il vit alors fit battre son cœur sur un rythme qu'il ne connaissait pas. Il n'en avait encore aucune idée, mais cette scène précise allait devenir la clef pour échapper à sa monotone existence. Il aurait dû ignorer le couple comme il avait l'habitude de le faire avec les autres. Il ne comprenait pas pourquoi il restait focalisé sur les potentiels clients. Cela lui fit même manquer le pied de l'arbre en versant l'eau pure, et il trempa ses chaussettes. Il ne s'en agaça absolument pas, obnubilé non pas par la vision des inconnus ; il ne les regardait pas ; mais par leur simple présence. Il releva le regard les joues brûlantes pour finalement ne rencontrer que les yeux ridés de son patron qui secouait le trousseau de clé, lui indiquant l'heure de la fermeture.

La journée touchait à sa fin alors que l'histoire ne faisait que commencer. Lysandre termina l'arrosage et passa un coup de chiffon sommaire sur l'établi servant à couper les tiges trop longues et, accessoirement, de table à manger. Dans le plus grand des calmes ils clôturèrent le magasin et rentrèrent chez eux, comme chaque soir. Il y avait pourtant une légère différence cette fois. Oui, car ce soir-là, Lysandre ne parvint pas à s'endormir.



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