Chapitre 8 : Le baron, le prêtre et le manant.

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«Tu ne mangeras point la viande d'une bête qui court» cinquième commandement.

Le grand dadais regarde s'éloigner le vieux monsieur avec son petit cheval et la drôle de fillette. Il n'a absolument rien compris à ce qu'il vient de se passer mais, à chaque fois qu'il a voulu ouvrir la bouche, la méchante madame lui a lancé un regard sévère, plein d'autorité, comme ceux de sa mère quand il jacasse trop le soir.

—Bon, s'exclame Lysianne, à nous deux maintenant.

Quoiqu'à peu près sûr que la madame s'adresse à lui, le grand dadais n'ose pas prendre la parole; c'est qu'il ne voudrait pas se faire gronder. Face à son mutisme, Lysianne s'impatiente, mais ne s'énerve pas : elle sait que la faute incombe à ceux qui l'ont fait vieillir trop vite.

—Tu m'as l'air perdu, poursuit-elle, alors je vais essayer d'être claire. Toi. Retourner. Voir. Baron. Ramener. Papier.

Elle lui tend une feuille où est inscrit un compte rendu de la situation ainsi que le montant prélevé sur les lettres de créances; l'intendante ne s'est pas gênée pour appliquer toutes les majorations tarifaires possibles. Le grand dadais attrape timidement le message, avant de demander d'une toute petite voix :

—C'est là le trésor ?

—Un trésor ? Quel trésor ?!

—Le baron a choisi moi pour chasser le trésor.

Lysianne soupire longuement, tristement, puis répond d'un ton doux :

—Oui petit ange, ce papier est le trésor pour le baron. Tu vas être un gentil garçon et le lui ramener ?

Le grand dadais est de plus en plus perplexe : voilà que la madame lui parle comme sa mère quand il ne veut pas manger ses pousses de bambous. Mais les gentils garçons ont toujours le droit à un câlin, alors l'enfant-homme hoche la tête en souriant.

—Je vais t'emballer quelques provisions, le voyage jusqu'à ton village prend plusieurs jours.

—Pas moi, s'enthousiasme le grand dadais, je file plus vite que le vent !

—Attends, tu as galopé jusqu'ici ?

—Avec mon super cheval !

Lysianne se demande quel genre d'horribles parents n'expliquent pas à leur enfant les méfaits de la course. Elle ordonne au grand dadais de descendre de sa monture. Il obéit à contre-cœur, gardant une main prudemment collée sur le flanc de sa vieille jument.

— Tu vas-y pas manger mon amie ?

— Mais non idiot ! Ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper d'elle.

— Je crois qu'elle aime mieux moi que toi, boude l'enfant-homme.

Lysianne attrape tendrement sa main libre et le guide jusqu'à sa cuisine pour qu'il choisisse ce qui lui fait envie. Elle le laisse généreusement prendre des petits gâteaux moelleux, ses préférés, bien meilleurs que les biscuits secs qu'elle a emballés pour Vivien; malgré sa logique froide, l'intendante éprouve de la peine et de la compassion pour ce gaillard sans cervelle à l'êdâge trompeur. En plus, elle est sûre que les parents vont se garder tout l'argent de la course de leur fils, un fils à la jeunesse sacrifiée pour quelques piécettes.

Le pire, se dit Lysiane, c'est qu'elle aurait essayé de le recruter comme messager s'il avait eu une once de jugeote.

***

Quand le grand dadais arrive chez lui, les villageois sont attroupés devant le manoir afin d'écouter le sermon du prêtre. Gustave et Odette sont assis au seuil de leur demeure car, messe ou pas messe, ils ne vont quand même pas marcher dehors tels des roturiers. Le grand dadais ne sait pas s'il doit interrompre le prêcheur : sa mère l'a toujours grondé pour ses bêtises pendant la prière, mais cette fois il transporte tout de même un trésor pour le baron.

Néanmoins, le prêtre vocifère comme s'il était très en colère, alors le trésor peut bien attendre encore un peu.

—Les pécheurs qui refusent l'enseignement de Krogi iront directement en enfer ! Ils devront courir, oui courir, pour échapper à la traque des véloces démoniaux ! Malheurs aux âmes impies qui se font rattraper : elles se métamorphosent en horribles véloces, tous leurs os craquant sinistrement pour revêtir la plus ignoble des formes. Puis, animés de vils instincts bestiaux, ils traquent à leur tour les âmes infernales qui courent et courent toujours au milieu des braises de l'en-bas.

Les fidèles, pris d'une ferveur mêlée de crainte, regardent derrière, devant et à leurs pieds, à la gloire de Krogi. Parmi les pieux visages terrorisés, le grand dadais reconnaît ceux de ses parents; dans sa joie enfantine de les revoir, il fend la foule sans se soucier des regards outrés des gens qu'il bouscule. Les fâchés ne reconnaissent point immédiatement le fâcheux, aux traits vieillis par son récent galop; quand, derrière l'épaisse barbe d'homme, ils distinguent les traits du grand dadais, l'agacement s'étouffe en eux pour devenir compassion.

Seule Lucette comprend aussitôt que le solide gaillard n'est nul autre que son fils. Il faut dire qu'elle a bénéficié d'une série d'indices : l'inconnu familier a ouvert grand ses bras pour recevoir un câlin, s'exclamant "maman" d'une voix qui, quoiqu'encore plus grave qu'au jour de son départ, conserve l'innocente intonation de l'enfance.

La mère verse une larme en voyant son petit grand dadais tant transformé, son cœur pris de regret de lui avoir volé plusieurs années de vie. Le père sourit en songeant qu'il va enfin toucher la paye promise. Le prêtre fronce les sourcils, indigné par ce malotru qui perturbe son sermon. Le baron, qui s'était assoupi, ouvre grand les yeux après avoir reçu un coup de coude de sa femme. La foule bruisse de murmures divers : même si c'est plutôt sympa de rester immobile à écouter la messe, rien ne vaut des ragots pour se distraire. Le grand dadais, au centre de toute cette attention, comprend que tous attendent qu'il remette le trésor au baron; pour une fois, son appréciation de la situation n'est pas entièrement erronée.

Il s'avance vers son seigneur, aussi magistral que les héros des contes. Il fléchit le genoux, baisse la tête, et tend respectueusement le précieux reçu que lui a remis l'intendante.

Gustave, décontenancé par l'attitude exagérée de son coursier, attrape nerveusement le bout de papier en s'attendant au pire.

Très cher baron Gustave,

Votre coursier d'une intelligence rare s'est présenté à mon relais avec dans ses bagages des lettres de créances, un pli cacheté, vos instructions et votre benjamine. D'ailleurs, vous avez omis de m'indiquer sa date de naissance : je m'en trouve bien embêtée pour archiver mon rapport, surtout que son êdâge m'a semblé légèrement supérieur à son âge.

Gustave grimace, piqué par l'insinuation, avant de poursuivre sa lecture.

Je vous saurai gré de transmettre ladite date à Vivien, mon messager actuel, lorsqu'il passera par chez vous. Il est présentement en route vers le relais suivant où il confiera votre fille à mon collègue, et nul doute qu'il ramènera avec lui des nouvelles d'Hortense. Quant à moi, je puis vous dire qu'elle m'a semblé en bonne santé, mais je ne sais rien d'autre; j'aurais aimé partager avec vous son expérience du galop, hélas elle ne m'en a point parlé, frappée d'un mutisme étonnant pour une fillette de son êdâge.

Le baron grimace de nouveau; et grimace de plus belle quand il voit les tarifs prohibitifs appliqués pour le voyage jusqu'à la capitale. Gustave est soudain frappé d'une terrible illumination : il va devoir payer le trajet retour si jamais le roi immortel refuse Hortense à la cour. Le mauvais père regarde derrière, devant et à ses pieds, priant Krogi que tout se passe bien.

L'êdâge de la tortîleWhere stories live. Discover now