Chapitre 11 : Le cercle des danseurs apparus.

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« Pourquoi les pardois ne mangent pas de bretzels ?

Parce qu'ils n'arrivent pas à défaire les nœuds ! » blague pargoise

Bella, la mère de Pedro, a préparé un véritable festin pour accueillir son fils après sa première journée de travail. Sur la table s'étale des frites de manioc croustillantes, des beignets de banane saupoudrés de zestes d'agrumes, des poissons marinés entourés de feuille de palmier et des salades de papaye servies dans des noix de coco. En apercevant tous ces délices, le jeune apprenti se dit qu'il ne mérite pas tant, surtout après s'être ridiculisé plusieurs fois devant la grande Regina.

Néanmoins, sa morosité s'estompe peu à peu face à l'enthousiasme débordant de sa demi-soeur qui grimpe sur son dos en l'assaillant de questions. La petite Kita veut connaître la couleur des cheveux de Regina, le goût du pain pas cuit, l'odeur du levain, la chaleur du four et, surtout, la danse pour pétrir la pâte. Pedro lui décrit tout sans qu'elle écoute les réponses : Kita tambourine son crâne en scandant "la danse du pain!". Il aimerait bien lui faire ce plaisir, hélas, même après une journée d'entraînement, l'apprenti est bien loin de pouvoir imiter sa mentor.

Bella vient à la rescousse, attrapant sa diablotine avant de la faire tourner comme une toupie. La petite fille rit aux éclats, réclamant d'aller toujours plus vite, puis supplie sa mère d'arrêter lorsqu'elle sent la nausée arriver; ce serait dommage qu'elle vomisse sur le festin qui les attend.

Tandis que Kita s'allonge dans un coin le temps de récupérer son souffle, son père entre dans la maison : Raffaello tape dans ses mains, s'avance à grandes enjambées, invitant son épouse à le rejoindre pour un tango enflammé. Les deux amoureux font trembler le sol sous leurs pieds, sous le regard gêné de Pedro et celui émerveillé de Kita. Enfin, toute la famille passe à table : par ordre d'aînesse, ils se placent les uns derrière les autres pour former une conga. Parfaitement synchronisés, ils tournent autour du banquet en picorant les mets au rythme de leur danse.

Gigotant dans son lit, Kita réclame une nouvelle histoire à son père qui, essoufflé, demande grâce : ses jambes ne pourront rien conter de plus ce soir. Raffaello embrasse sa fille sur le front avant de marcher honteusement jusqu'à sa chambre; mais il s'interrompt en entendant Pedro soupirer désespérément.

Il s'asseoit au pied du lit du soupireur, trop fatigué pour parler en dansant :

—Qu'est-ce qui ne va pas mon grand ?

—C'est rien Raffaello, juste une longue journée... répond le presque homme d'une petite voix.

Comme à chaque fois, le beau-père a un pincement au cœur en entendant Pedro refuser de l'appeler «papa», quand bien même il s'occupe du garçon depuis sa plus tendre enfance. Néanmoins, cette distance ne l'empêchera jamais d'être toujours là pour son fils choisi. Il lui masse les mollets tout en continuant leur conversation :

—Tu peux tout me dire, tu sais ?

—C'est juste que Regina est tellement incroyable, et que j'ai pas été à la hauteur. Je l'ai déçue...

—Personne n'est parfait dès le début, même la grande Regina a loupé ses premiers pains.

—Tu crois ?

—Mais oui ! Tiens, quand j'ai commencé comme bûcheron, j'ai oublié de récolter les noix de coco avant de couper l'arbre : elles nous sont toutes tombées dessus, et on a valsé comme jamais pour les esquiver !

—Demain, je me méfierai des cocotiers, sourit Pedro.

—Tu feras mieux qu'aujourd'hui, c'est comme ça qu'on avance tous. Bonne nuit, fiston.

—Bonne nuit, Raffaello.

***

Quand Kita se réveille pour aller à l'école, son frère est déjà parti au travail depuis longtemps. Elle se joint à la farandole de ses petits camarades sur le sentier du savoir; à l'ombre des palmiers, ils se placent en cercle avant de commencer leurs étirements.

Aro, le professeur, arrive peu après : c'est un grand monsieur, très sérieux, qui a fait ses études auprès des savants de la Tête. D'un bond magistral, il saute par-dessus le cercle d'élèves et atterrit au milieu; ce n'est pas pour rien que c'est lui le professeur. Aro commence sa leçon par les bonjours d'usages sur la tortîle :

—Salut centrîlois ! ordonne-t-il d'un ton grave.

Les élèves s'inclinent bien bas pour faire la révérence, le visage dignifié.

—Salut pargois !

Ils sautillent sur place en se dodelinant d'avant en arrière. Un garçon pète durant la manœuvre, et un autre s'exclame «Oh le pargois !», blague qui fait rire toute la classe. Aro tourne sur lui même une vitesse fulgurante afin de retrouver le calme.

—Salut têtois ! enchaîne-t-il.

Les grimaces fusent tandis que les enfants essaient de se souvenir des mouvements de cette danse inutilement alambiquée, chacun espionnant son voisin qui ne se débrouille pas mieux. L'un s'emmêle la jambe et tombe sur ses fesses, mais personne ne rit : trébucher en dansant est une affaire sérieuse.

Le professeur l'aide à se relever puis montre, encore une fois, ce qu'il fallait faire : arabesque, fouetté simple, bourrée, fouetté en altitude; un enchaînement très simple, vraiment. Jamais Aro n'avouera à ses élèves que, quand il n'était qu'un jeune postériard fraîchement arrivé à la Tête, il s'est plusieurs fois ridiculisé en saluant d'authentiques têtois.

Lorsque le professeur demande qui veut rappeler la dernière leçon, le bras de Kita se lève tout seul. Elle vient se placer au centre du cercle d'une pirouette, puis les mots coulent de sa bouche :

— De l'avant à l'arrière la tortîle est bien peuplée,

Sur sa carapace dansent sept tribus.

Aux pattes avant, pavdois et pavgois, voisins des têtois.

Aux pattes arrières, pardois et pargois, voisins des queuehois.

Et au sommet de la carapace, les centrîlois, voisins de toustes !

—C'est parfaitement exact, murmure le professeur, tu as répété à la virgule près ce que je vous ai appris hier.

Aro est un peu décontenancé par le sans faute de Kita : d'habitude elle est plutôt dans la catégorie de celleux qui pensent trop vite. Enfin, il ne va pas lui reprocher d'avoir fait du bon travail; il la félicite, et continue de dispenser son savoir. Aujourd'hui, il montre les danses traditionnelles pour sortir d'une pièce dans les sept régions de la tortîle.

La journée de cours se termine sans que personne n'ait vu le temps passer.

L'êdâge de la tortîleWhere stories live. Discover now