Essenti'elles - Floyd Geable

Lila #3.1

Ce lundi matin, plus le temps s'écoule, plus j'ai l'impression qu'il accélère, à mon grand désarroi. Le déjeuner avec mon père approche à grandes enjambées, ma motivation à m'y rendre file à l'exact opposé.

Perdue dans le flot de mes pensées, je fixe les lettres qui s'inscrivent sur l'écran d'ordinateur et perçois à peine le cliquetis du clavier. Mon imagination passe en revue les différents scénarios possibles de ce repas. Clash ? Séance de reproches ? Froideur ? Un mélange des trois ? Ou bien encore un instant chaleureux ?

Non, faut pas déconner non plus.

— Lila, t'es avec moi ? m'interpelle Jeanne.
— Hum... ? marmonné-je en tournant mollement la tête vers elle.

— T'es avec moi ?

Sourcils froncés, ma collègue me dévisage.

Dernière arrivée en date au sein de l'équipe, Jeanne n'est autre que la fille de la rédactrice en chef dont elle est une copie presque parfaite. Des yeux marron clair très pétillants, des joues rebondies et des lèvres pleines, au diapason d'un corps plantureux.

Toujours intriguée, elle ramène une mèche de ses cheveux châtains derrière l'oreille et remonte ses lunettes sur son nez droit. Du haut de ses vingt-quatre ans, soit deux ans de moins que moi, Jeanne est un peu mon antithèse. Elle est aussi posée que je suis impulsive et encaisse assez bien mes envolées lyriques lorsque je me lâche, ce qui fait que nous sommes plutôt complémentaires.

À la sortie de ses études de journalisme, elle s'est orientée vers les médias dits « classiques » dans lesquels travaille son père. Après une longue période à tenter de se fondre dans son rôle et de s'imposer sans jamais y arriver, ce qui lui a causé une solide dépression, sa mère l'a persuadée de se tourner vers le web. Cela semble avoir été une excellente décision au vu de son intégration parfaite parmi nous. Au départ, j'ai imaginé qu'elle jouerait de son statut de « fille de » pour se croire tout permis, mais ça a été tout l'inverse. Elle écoute les conseils, les applique, se remet en question quand il le faut sans pour autant renier ses convictions ; si elle estime que ses idées sont meilleures, elle se bat bec et ongles pour les défendre et j'aime ça.En résumé, cette nana est la recrue idéale !

— Oui, désolée, Jeanne, j'étais ailleurs, réponds-je en me redressant.

— Un problème ? s'inquiète-t-elle sincèrement. Si tu veux, on peut finir plus tard.
— Non non, aucun, vraiment. Reprenons !

Alors que je me sens prête à reprendre le travail, un coup à la porte interrompt ma résolution. Valérie, la rédactrice en chef, pénètre dans le bureau en tenant une feuille qu'elle compulse attentivement. Le front plissé, elle relève les yeux vers moi.

— Lila, c'est moi ou le sujet de la rubrique « vertiges » a changé ? m'interroge-t-elle en secouant la feuille en l'air.
— Effectivement, j'ai apporté des modifications.Dans la foulée de ma réponse, un homme entre à la suite de Valérie. Grand métisse au crâne rasé et à la silhouette athlétique, son visage carré reste aussi expressif que la porte d'une cellule d'un Goulag. Vêtu d'un costard parfaitement taillé, sa tenue détonne par rapport à l'allure bien plus décontractée de toutes les personnes qui bossent ici. Il me ferait presque de la peine, fringué de la sorte, il doit crever de chaud en cette saison !

— Tu as engagé un garde du corps ? blagué-je.
— Très drôle, Lila, élude-t-elle avec un sourire forcé. Je te présente Hervé Maxille, notre nouveau directeur de la publication.

Sans se départir de sa bonne humeur, le visiteur me gratifie d'un léger signe du menton et se tourne vers Valérie sans même attendre mon salut. Il jette un œil au document, arque un sourcil.

— C'est le planning des articles qui seront en ligne en fin de journée ?
— En effet, confirme ma rédac chef.
— Les sujets ne sont pas censés changer au dernier moment, relève-t-il d'une voix grave, comment se fait-il que ce soit le cas ?
— Parce que j'ai estimé que c'était la meilleure chose à faire, affirmé-je avant que Valérie ne réponde.