Chapitre 15 : Du lierre pour linceul

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Douze heures de sommeil pour me réveiller, l'esprit étouffé dans une chape de plomb. Je me fais l'effet d'un zombie tout juste arraché de sa tombe. Complètement déphasée, c'est tout mon être qui tourne au ralenti tandis que le cadavre d'une boîte de Doliprane sur ma table de chevet prouve l'inutilité des comprimés.

Une journée m'échappe sans avertissement.

Et la tranquillité avec.

Viktor m'a concocté tout un programme réglé comme du papier à musique et visiblement, j'ai bien assez perdu de temps à jouer à la belle au bois dormant. Ce qui explique pourquoi, malgré mes maux de tête, me voilà de retour dans une voiture, secouée par le vrombissement d'un moteur, pour rallier le quartier général Thornes.

Le manoir familial.

Plus de dix ans que je n'y ai plus remis les pieds et cela ne m'aurait pas dérangé d'attendre encore dix ans de plus. Trop de mauvais souvenirs s'y accumulent. Mais en vérité, c'est surtout le spectre qui hante encore les lieux qui me préoccupe.

—On dirait qu'on a de la compagnie !

À l'exclamation de Stan, je fais l'effort de lever les yeux pour découvrir l'Upper East Side envahi par plusieurs fourgonnettes avec antenne. Des chaînes de télévision. Et un peu plus loin, au niveau de Carl Schurz Park, une petite foule compact armée de caméras et de micros.

Il ne manquait plus que ça...

Je suppose que désormais, New York a connaissance de mon existence. Je me demande même si ce n'est pas Viktor qui a laissé fuiter l'information. En tous les cas, le résultat ne me plaît guère. Comme si j'avais envie d'être la cible de pisse-copies prêts à me matraquer la rétine avec leur appareil photo.

—Tu peux enfin m'expliquer pourquoi on va au manoir Thornes, Ivy ? Pourquoi ces gens t'attendent comme le messie ?

Je soupire face aux questions de Stan.

—Non, pas pour l'instant.

Mais ça ne saurait tarder au vu de la situation. Aussi, j'ignore l'énième réponse exaspérée de Stan. Je n'ai de toute façon pas l'énergie de goûter à la subtilité de ses compliments sur ma personne.

En attendant, notre véhicule s'engage pour fendre la masse agglutinée devant le portail. Obligé de ralentir, je serre les poings en sentant tous ces corps se presser contre la carrosserie, des œils de verre braqués vers moi. Et toutes ces voix qui agressent mon ouïe.

Je ferme les yeux.

Soudain, c'est un uppercut d'adrénaline qui me cueille lorsque la fraîcheur du vent et le vertige envahissent mes sens.

—Ivy.

La sensation disparaît aussi rapidement qu'elle est apparue. Je me retrouve à papillonner du regard alors que les pneus crissent sur le gravier, le portail loin derrière nous.

Que vient-il de se passer ? Est-ce encore un des effets secondaires du thé ? Autre chose ? Malheureusement, mes neurones tournent dans la mélasse, incapables de faire le tri dans mes réflexions et d'en tirer une conclusion satisfaisante. Ou même une conclusion tout court.

—Ivy ?

Je lève les yeux vers Mal-Chin.

—C'est bon, juste une absence, rassuré-je.

Cette fois, je n'attends pas qu'on m'ouvre la portière pour sortir par mes propres moyens. À nouveau ce vent frais, agréable.

Et ce grand manoir qui me toise de ses hauteurs pour étaler son ombre sur ses visiteurs. Rien n'a changé, à l'exception du lierre dégoulinant davantage sur cette architecture géorgienne et son jardin qui semble avoir perdu de ses couleurs en même temps que ses senteurs.

Un linceul sur des restes de souvenirs.

Mon regard revient sur le perron où patientent déjà Viktor et un couple, un homme et une femme, dont l'uniforme suggère un statut de domestique. À se demander combien de personnes grouillent entre ses murs de pierres. Combien de regards vais-je devoir supporter ici ? De combien de personnes vais-je devoir me méfier ?

—Bonjour Ivy, comment te sens-tu ?

J'imagine que ma tête doit parler pour moi si Viktor va jusqu'à s'enquérir de ma santé.

—Pas ma meilleure journée, si tu veux tout savoir.

J'aurais bien aimé ajouter une petite couche d'aigreur sur la présence des intrus au portail, mais très franchement, je n'ai pas envie de m'éterniser en conversation et encore moins, rester dehors, à portée d'objectifs.

—Tu m'en vois désolé. J'en profite pour te présenter Catherine et Thomas. Ils sont là pour répondre à tes moindres désirs.

—Enchantez mademoiselle Thornes, me salue chaleureusement la jeune femme. Je suis à votre service aus...

—Attendez... Comment ça, mademoiselle THORNES ?

Je me tourne vers nounou numéro deux, visiblement scandalisée. Une réaction qui m'arrache un rictus.

C'est que la désillusion doit être terrible pour Stan.

—À l'avenir, je te conseille d'être plus poli devant la fille de Cyrius Thornes. Parce que je peux devenir une véritable garce quand je le veux.

Du coin de l'œil, je surprends le sourire de Catherine fondre comme neige au soleil. Si elle pensait prendre soin d'une jolie poupée en porcelaine, la voilà détrompée. M'est avis qu'elle doit être nouvelle ici pour faire preuve d'une telle naïveté. C'est le genre de sentiment qui ne fait pas long feu dans ce manoir.

En parallèle, avant que Stan ne puisse réagir à mes propos, Viktor se charge de lui ordonner de récupérer les bagages dans la voiture avec l'aide de Thomas. Quant à moi, il me tend un trousseau de clés.

—Les caporaux t'attendent dans le salon principal.

—Pour des présentations en bonne et due forme, hum ?

La question est rhétorique, bien sûr, aussi, je récupère les clés tandis que Catherine en profite pour ouvrir l'une des portes et me céder le passage. Mal-Chin toujours dans mon ombre, je franchis enfin le seuil.

L'écho de mon pas ricoche dans un vaste hall. Et ce sont des centaines de visages figés sur les murs qui m'accueillent dans une pâleur glaciale, du sol au plafond.

Le poids de ces regards vides m'extorque aussitôt un frisson.

Les masques mortuaires de Cyrius Thornes.

Une façon toute personnelle de souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants et d'instaurer un sentiment de crainte. Car on n'admire pas la grandeur, on l'a redoute. Et il n'y a rien de plus évocateur que cette tapisserie macabre pour rappeler la nature cruelle de l'auteur. Surtout lorsqu'on découvre que chaque homme et femme exhibé ainsi, n'est qu'une énième victime. La date de leur mort gravée sur leur front.

Je cligne des yeux afin de me détourner de ce tableau. L'heure n'est pas à la contemplation, encore moins pour observer ce genre de trophée. De plus, j'ai eu tout le temps de le faire lors de mon enfance. Assez pour en faire des cauchemars.

Non, pour le moment, il ne s'agit pas de m'occuper des morts, mais des vivants. Plus particulièrement ceux attendant sagement dans un certain salon.

Des Épines pour IvyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant