Prologue

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Le grand Faé regarda à nouveau autour de lui. La chaumière attenante au corps de ferme était bien entretenue. Bien sûr, elle lui paraissait minuscule à lui, grand seigneur d'Ewaden habitué aux fastes de son palais. Petite, oui, mais confortable. L'ameublement en bois massif et la présence d'une domestique démontraient que ces paysans gagnaient bien leur vie. Exactement le genre d'humains à n'en avoir jamais assez. Loran les avait choisis pour cette raison : Jeny et Fredrik Pona ne cracheraient pas sur une source de revenus supplémentaire.

La trentaine, un âge optimum pour des mortels, ils étaient tous les deux en bonne santé et vivaient dans des conditions d'hygiène tout à fait honorables. La crinière blonde de Jeny était coiffée en une couronne de tresses impeccable et sa robe à lacets lui donnait une élégance étrange pour une simple paysanne. Fredrik, lui, ne pouvait point cacher son physique de travailleur des champs : de larges mains aux ongles terreux, des épaules massives et un visage bruni par les heures passées au soleil. Mais sa chemise était en excellent état et sans plis. Loin d'être idiots sans être vraiment cultivés, ils représentaient tous les deux le compromis parfait entre stupidité et curiosité. Il était hors de question de mêler à cette périlleuse affaire des humains bien trop informés des nouvelles du grand monde. Le couple saurait prendre soin de sa fille sans chercher à enquêter sur ses véritables origines.

Un gémissement l'interpela, il reposa son regard sévère sur Jeny qui fixait encore ses longues oreilles en pointes d'un air effaré.

– Avez-vous bien compris ma requête ? les interrogea-t-il d'une voix glaciale.

– Oui, seigneur. Mais...

– Vous vous demandez pourquoi un grand Faé, un Ondin du lointain royaume d'Ewaden qui plus est, souhaite vous confier la garde d'un bébé ?

Le couple acquiesça avec une légère appréhension. Loran soupira.

– Vous n'avez pas à connaître mes raisons. Croyez-moi : moins vous en saurez, et mieux vous vous porterez. Tout ce que vous devez retenir, c'est que je reviendrai dans vingt ans récupérer cette enfant, et que si je constate que vous avez failli à votre mission, mon courroux sera terrible.

– Bien, nous l'élèverons comme notre propre fille, répéta Fredrik d'une voix mal assurée. Nous lui cacherons les circonstances de sa venue dans notre foyer, et en échange, nous recevrons une rente. Est-elle une Faée ? Une dotée ? Devons-nous nous attendre à une quelconque manifestation de magie ?

Le seigneur ondin se pencha sur le petit corps chaud qui dormait paisiblement dans ses bras. Du bout du doigt, il lui caressa la joue. La fillette esquissa un sourire dans son sommeil, ensoleillant le cœur du grand Faé comme peu de choses avaient pu le faire durant sa très longue existence. Il soupira encore et reprit d'une voix pincée :

– Vous ne craignez rien, aucune forme de magie ne se manifestera.

– Seigneur, osa Jeny. Pourquoi nous la confier à nous, simples exploitants de Vourl ? Nous sommes bien loin de votre royaume...

– Dois-je prendre vos doutes pour un refus ?

L'idée de perdre la rente promise par l'Ondin redonna du courage à la paysanne. Elle oublia la terreur que lui inspirait ce Faé, le premier qu'elle voyait de sa vie, et riposta vivement :

– Non, absolument pas !

– Et si vous ne revenez jamais ? demanda Fredrik.

– Si je ne peux me déplacer moi-même, j'enverrai une personne de confiance. Quoi qu'il arrive, notre accord prendra fin dans vingt années.

Dans la vie d'un Ondin, deux décennies n'étaient que des miettes de temps. Mais le seigneur Loran sentit que ce bébé qu'il n'avait côtoyé que quelques jours lui manquerait. Sa fille... Saurait-il la reconnaître à son retour ? Probablement pas.

– Nous acceptons, bougonna Fredrik. Mais nous ne voulons pas de problèmes.

L'Ondin grogna d'agacement. Il déposa un tendre baiser sur le front de cette petite chose fragile âgée de seulement quelques semaines avant de la confier, à contrecœur, à Jeny. Cette dernière resta plusieurs secondes immobile et en apnée puis se ressaisit et attrapa le précieux colis avec une prudence malhabile. Elle cacha ses réticences et s'appliqua à ne surtout pas entrer en contact avec la peau légèrement bleutée du Faé. Quand la passation fut achevée, la fillette se mit à pleurer doucement, son joli visage de poupée se déforma de contrariété. La jeune femme fronça les sourcils. Le seigneur Loran ignora le déchirement de son cœur et se retourna vivement. Dos au couple, il déclara :

– Vous n'aurez aucun problème. Hormis mon frère, la seule personne informée de l'existence d'Armila est une sorcière que mes espions ont capturée. Et elle a préféré se donner la mort plutôt que de m'affronter.

– Armila..., répéta Jeny d'une voix hésitante.

Et le seigneur ondin s'éloigna, luttant contre l'immensité de son chagrin. Abasourdi, le couple regarda la haute silhouette élancée de leur visiteur repartir, ses cheveux blancs et sa cape du même ton au vent. Il fut rapidement rejoint par un homme aussi grand et gracieux que lui. Un visage parfait à la beauté irréelle, de longues oreilles en pointe et une fluidité de mouvement hypnotisante : un autre Faé à n'en pas douter. Les deux immortels s'éloignèrent d'un pas pressé pour disparaître de leur champ de vision.

***

Les deux ondins avaient le cœur lourd et leur silence était rempli d'incertitudes. Le deuxième finit par poser une main réconfortante sur l'épaule du premier.

– Tu as pris la bonne décision, mon frère. Elle aurait été en danger auprès de Flora.

– Ne prononce pas son nom. Retourner auprès d'elle est un supplice supplémentaire. Sans Delila et Armila, mon existence n'a plus de sens.

– Tu es mon jumeau, Loran. Ta douleur est la mienne. Aussi, je t'en fais la promesse : tu reverras ta fille. Et Delila vivra à travers elle. Mais nous devons d'abord comprendre comment rompre le sortilège d'inhibition de cette maudite sorcière. Sans quoi, la véritable nature d'Armila ne pourra jamais s'exprimer. À terme, un tel bouclier pourrait mettre sa santé en péril.

– Je sais déjà toutcela. Allons à la rencontre de nos sorciers les plus éminents. Ils trouverontun moyen de sauver ma fille. Et prions le Grand Tout.

Elementals - la saga d'Armila (livres 1 et 2)Where stories live. Discover now