Les murs du couloir sont très colorés. Ça me donne presque mal à la tête. Après avoir dépassé un énième pan jaune fluo, ma mère toque à la porte de la chambre 226. Les jumeaux entrent, se précipitant vers René, assis dans un fauteuil.
— Monsieur Harvieu ! Quel plaisir de vous revoir.
Il se retourne vers nous, souriant.
— Ah, mes petits..
Camille s'empresse de fureter dans la chambre pendant que son jumeau prend le temps de s'approcher de René pour entamer la discussion. Quand la fille est une vraie tornade, le garçon est bien plus tempéré, une espèce de mélancolie au corps – au cœur ? Je me suis toujours demandé à quoi il pensait. On pourrait être proches, mais j'ai la sensation qu'un univers nous sépare. Il y a son monde, sa bulle, moi je suis dans le monde, enfin, je tente du moins, et on arrive jamais à se croiser. Dès que je m'approche, il s'éloigne, comme s'il savait que je veux le tirer en dehors, et quand il s'approche, curieux finalement, je prends la fuite à mon tour, lui refusant : peureux qu'il arrive mieux que moi, peut-être, ou bien inquiet qu'il tombe dans les mêmes travers. Je veux qu'on se ressemble mais je suis soulagé qu'on ne soit pas si similaires. Ma mère aussi, ça la soulage.
Ma sœur, elle, est mon portrait craché. Caractérielle, je la comprends bien plus aisément, à la fois, notre différence d'âge nous freine l'un l'autre dans notre relation. Elle voudrait une grande sœur à qui piquer du maquillage et des talons, n'a qu'un piteux frère de plus, un boulet à qui on n'a pas le droit de ressembler. Quand c'est le cas, on fait tout pour le cacher, parce qu'on sait que personne n'aime ce comportement, et qu'on sait les conséquences qui pourraient surgir.
Je m'assois sur une chaise qui traîne. Je ne sais pas si j'ai envie d'être là. C'est un peu gênant. René n'est même pas de notre famille, et même si je l'aime bien, je ne sais pas trop, j'ai l'impression de rien avoir à dire. Rien que j'assume du moins, parce que j'aurais pu lui parler de sa terrible petite fille, en vrai.
Mon regard se balade dans la pièce et finit par tomber sur une carte accrochée au mur. Je reconnais un dessin très moche de mon frère et l'écriture baveuse de l'autre. Ils se complètent dans leur incompétence, c'est beau. J'ai un pincement au cœur en réalisant que Camille² ont écoutés ma mère, quand j'avais totalement oublié qu'elle m'avait demandé de faire quelque chose pour René. Ça me fait un peu honte, et personne ne me l'a rappelé. Je me sens stupide.
L'homme se tourne pourtant dans ma direction, m'adressant un sourire alors que ma sœur s'est installée sur ses genoux pour regarder la télé. Camille, lui, continue de lui parler avec sérieux, probablement de comment fonctionne son nouveau jeu mobile ou d'à quel point les escargots sont des créatures fascinantes.
Ma mère pose sa main sur mon épaule.
— Avec Marius on descend vous prendre un goûter, on revient. Soyez sage, Camille.
Je souffle, mais la suit tout de même. Elle aurait pu me demander mon avis. Les murs sont vraiment laids. Je fronce les sourcils.
— La couleur est horrible, je me sens obligé de préciser.
— Ah bon ? Je pensais repeindre ta chambre comme ça, pourtant.Une mine horrifiée se dessine sur mon visage.
— Quoi ? je m'étrangle.
Ma mère éclate soudain de rire. Je comprends qu'elle s'est foutue de moi, alors je me renfrogne. Peut-être que je méritais vraiment ce 7 en maths, au final. J'ai l'impression que les preuves de mon absurdité s'accumulent.
Elle s'arrête devant la machine et y glisse quelques pièces pour pouvoir acheter des cochonneries suremballées. C'est quand même super bon alors je fais pas de réflexion pour cette fois. C'est un jour de paix aujourd'hui.
— Alors, les cours ? me demande ma mère tout en se penchant pour attraper son dû.
Je me tends. Je hausse les épaules comme si de rien n'était. Enfin, il n'y a rien. C'est vrai. Je ne fais pas comme si.
— Bah, t'sais, les cours, quoi. Ça me soûle, mais bon, ça se passe.
Elle lève les yeux au ciel mais ne cache pas son sourire. J'sais qu'en vrai, si je change, elle appréciera pas non plus. Elle est trop habituée à moi, maintenant, elle m'a dans la peau comme ça, je suis son fils, elle m'aime comme ça parce qu'elle a appris à m'aimer comme ça. Elle s'y est pas prise assez tôt, je pense, pour me rendre doux et prometteur. Peut-être qu'avec du recul, plus de maturité, ça aurait été différent. Ça me rappelle que ma mère m'a eu tôt. C'était encore qu'une ado paumée, qui avait fait la connerie de m'avoir, et parfois ça m'arrive de me dire qu'elle existe toujours. Elle est là. Ma mère n'a pas changé, pas plus que moi, c'est pour ça que ça fonctionne de manière bancale mais qu'on continue de gratter, quelque part, quelque chose, dans notre relation.
Au début, c'était elle et moi contre le monde.
— Tiens.
J'attrape le sachet qu'elle me tend. Pris d'un soudain élan d'affection envers sa personne, je passe mon bras sur ses épaules alors que j'ouvre mon en-cas.
— Merci. T'en veux ?
— Moui, vas-y. Quelques uns. Juste...
— Juste pas les bleus.Elle acquiesce.
— Gardes-en pour les deux autres aussi.
Je me détache d'elle et on décide de prendre les escaliers plutôt que l'ascenseur cette fois. Ma mère pense que l'exercice se trouve partout. Elle préfère ça, même si je pense qu'elle a pas besoin. Si ça peut l'amuser. En tout cas, ça m'amuse moins quand au bout du quatrième escalier on est toujours pas au deuxième étage. C'est mal foutu leur truc, je vais mourir avant d'y arriver là.
Et puis ça me prend d'un coup, le fait que je vais mourir, que je vais vieillir, que moi aussi je serais un René, et là je bloque, j'imagine rien.
J'imagine rien. Je peux pas être plus vieux que Marius adolescent, que Marius stupide, immature, encore chez sa mère avec son chat.
Se projeter c'est se rappeler qu'on arrivera pas jusque là.