SURVIVABLE

Emilia

Le pilon s'écrasa dans le bol avec un crissement minéral. Son souffle accompagnait le mouvement répétitif alors qu'elle écrasait consciencieusement les feuilles rouges et jaunes, et les bourgeons emplis d'une sève verte et amère. Elle en mâchonnait un, et le goût épicé et âcre se répandait malicieusement dans sa bouche aux mâchoires musclées.

Musclée, Emilia l'était. Depuis sa Croissance trois ans auparavant, elle s'était encore étoffée. C'était normal pour l'apprentie du Chaman, l'avenir spirituel de la tribu. Enfin ça c'était la théorie, car le chaman s'occupait plus de prosaïquement guérir les guerriers que de prédire l'avenir dans les mouvements des nuages.

C'était sa grand mère, Marion, qui lui avait appris toutes ces superstitions sur les sorcières, les chaman et les personnages de contes et de légendes.

- Bien éloignés de la réalité, pas vrai mamie ? dit-elle tout haut en levant les yeux de sa pommade.

C'était une pommade vert pomme, aux extraits de plantes encore inconnus mais dont les effets étaient consignés dans l'herbier du mois. C'était le risque constant avec la radioactivité. Les plantes mutaient de manière anarchique, à une vitesse bien trop élevée pour qu'elles se fixent. C'était pour ça que Jason préférait utiliser les arbres, plus stables. Le travail de pistage des plantes étant le plus ardu, c'était lui qui l'opérait, ainsi qu'il vérifiait les médicaments les plus compliqués qu'elle faisait. C'était devenu des petites habitudes entre eux deux, qui vivaient sous le même toit depuis plus longtemps qu'elle ne pouvait s'en souvenir. Alors il cherchait, elle préparait, il vérifiait, il admnistrait et elle regardait. Il était vraiment bon, dans son genre. Enfin elle ne connaissait pas d'autre chaman, mais Jason arrivait à soigner à peu près n'importe quoi.

Quand Elio, qui était parti ce matin, avait été retrouvé baignant dans son sang, le flanc déchiqueté par une morsure de loup-chien, peu auraient réussi à le faire survivre, premièrement, et à le rétablir si rapidement ensuite. Pour tout ça, Emilia était reconnaissante de connaître et d'être l'apprentie de Jason. Il y avait de pires choses.

Mais, plus les années passaient, plus elle se sentait peu considérée par son mentor, comme s'il ne lui faisait pas confiance. Il lui laissait écraser, mélanger et réduire en bouillie, mais pas de diagnostics, pas de suivi des malades chroniques et des cas les plus graves, comme s'il craignait qu'elle y arrive aussi bien que lui. Alors elle écrasait, muant son énergie refoulée en efficacité pure, et créait toujours les meilleurs médicaments possibles.

- Eh puis merde ! Il ne soigne pas tout le monde !

Elle s'en voulut de son accès de colère. Des images de tous les morts revinrent derrière ses yeux. C'était une grippe, avait-il dit. Elle avait emporté une bonne partie de la génération de Jason, ceux qui étaient nés juste après la Fin, dont son propre père, ainsi que l'ancien chef de la Tribu, Akyio, le grand guerrier et explorateur de légende, le "démon de la Schwartzwald", le père de Rick.

Rick. La plus triste histoire de la tribu : son père mort, sa mère disparut peu après, le laissant seul avec son jeune frère Elio, marchant à peine. Une jeunesse exemplaire, l'homme le plus beau du monde, une femme magnifique, qui était morte devant ses yeux et ceux d'Emilia alors qu'elle tentait désespérément de mettre au monde Nicolas, dont la naissance avait été un miracle. C'était Emilia qui avait opéré, cette fois là, juste après sa Croissance. Ce n'était pas son premier accouchement, mais tout s'était compliqué. Elle avait manié le couteau, pour sortir le bébé étouffant dans le corps mort et blanc de sa mère. Rick avait tout vu, tout le sang, et n'avait pas versé une larme. Pas devant personne. C'était là qu'Emilia était tombée amoureuse de ce chagrin, de cette force incommensurable qu'il avait de croire en la vie.