Chapitre I. Les Torrès ~ section 2/4

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La nuit habillait désormais les grappes de toits en chaume. Hordd se reposait de l'exténuante journée. Dans la demeure enfumée des Torrès, aux épais murs de torchis inondés par l'obscurité, seule l'étroite cheminée prodiguait un timide éclairage.


Ces minuscules lambeaux de lumière esquissaient deux silhouettes masculines attablées face à face : un trentenaire de taille moyenne, au teint mat, aux épaules tombantes, et son fils de douze ans déjà assez grand, à la peau tout aussi sombre et à la gestuelle alerte. Jérémie rêvait, yeux en l'air, et balançait parfois ses jambes entre deux bouchées. Sans prononcer mot, le père croquait la tranche de pain qu'il venait de se couper, après y avoir cérémonieusement tracé la croix du bout de son canif. Au fond de l'unique pièce se détachaient les figures féminines qui, dans la pénombre, veillaient à ce foyer. Elles se tenaient debout, derrière les mangeurs. Les visages clairs de Suzanne et Daphné gardaient une expression neutre, dans l'attente d'un signe du chef de famille commandant de servir la suite du repas.


L'injonction muette arriva. Mère et fille vinrent emplir les écuelles de Fabrice et Jérémie d'une épaisse soupe aux navets, qui disparut vite dans les estomacs des agriculteurs, creusés par le labour. Quand ils eurent tout avalé, le père fit claquer son couteau sur la table – le garçon guilleret posa alors sa cuillère en bois – signifiant aux femmes qu'ils avaient terminé. Elles pouvaient se sustenter dans leur sillage. Celles-ci prirent place et mangèrent, tandis qu'eux buvaient une piquette qui les aiderait à dormir. Le fils descendit de ses pensées en découvrant, sur les visages des adultes, cette expression de complicité dans la contrariété. Ils avaient les mines pincées des jours où le voisinage les tracassait, mais aussi de l'affection offerte du bout des doigts effleurant la main aimée. Jérémie sentait ses parents occuper de plein gré une marge qu'il appréciait aussi peu que sa sœur. Papa caressa les cheveux de la cadette, sur qui pesait la situation, avant de glisser au garçon un regard sceptique et désolé.


Quand la fillette eut achevé son dîner, le chef de famille dirigea vers elle ses grands yeux sombres et brisa le silence :


– Va nettoyer la basse-cour, rassemble les bêtes et enferme-les pour la nuit.

– Oui, Papa, réagit aussitôt Daphné qui s'empressa de quitter son siège.


Jérémie l'observa prendre au passage dans ses bras une poule qui s'était échappée et déambulait dans la chaumière. Elle s'équipa d'une lanterne et sortit. Lorsque la porte fut bien refermée, il remarqua un échange de regards entre les parents. Avant que l'enfant n'eût pu leur demander pourquoi avoir éloigné sa sœur, la voix mécontente de la mère s'éleva.


– Les ragots sont repartis. Je les ai surpris, en Enfer. À l'heure qu'il est, l'ensemble du village doit savoir que nous sommes instruits. Et grâce à toi, lança-t-elle au fils d'une voix aussi tranchante que son doigt pointé sur lui.

– Tu n'aurais pas dû révéler que tu apprends à lire, enchaîna Fabrice, ferme.

– Oh ? Je... Pardon. C'est arrivé si vite... J'voulais pas, murmura le garçon aux joues rougies, tête baissée et crispé sur le coffre qui lui servait de siège.


Jérémie releva à tâtons ses larges yeux noirs, luisants de curiosité, sur Fabrice et Suzanne. À la fois anxieux et impatient de comprendre, il laissa échapper :


– Dites, pourquoi faut pas qu'les autres y savent que j'suis cultivé ? Oui, y ont point cette chance, mais du coup on est plus pareils ? J'comprends pas qu'il faut cacher l'instruction. C'est chouette d'apprendre ! Pourquoi c'est mal vu ?

Delenda Carthago Est ~ I. InfâmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant