Chapitre II

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Si Pierre et Eloïse jacassent comme des pies à côté de moi, je n'y prête pas vraiment attention, préférant de loin le défilé silencieux des immeubles haussmanniens de la capitale. Je suis aussi bien trop surexcitée à l'idée de voir enfin cette peinture pour simplement discuter de choses et d'autres avec ces deux-là. Même si l'Histoire demeure mon grand amour, et particulièrement celle de la France, je n'ai pas moins une aventure passionnée avec l'art : tableaux, sculpture, dessin, littérature. Tout ce qui touche au domaine de l'imagination me fascine, tout ce qui me permettait de m'évader alors même que j'étais clouée sur un lit d'hôpital durant ma jeunesse.

Arrivés à notre arrêt, nous descendons du bus, moi en première ligne. J'avance d'un pas pressé jusqu'au musée et lève le nez vers le majestueux édifice, crée pour l'exposition universelle de 1900. L'ancienne gare, toute en longueur, est ornée d'immense verrière, véritable puit de lumière une fois à l'intérieur. Sur sa façade se trouve une horloge, dont les aiguilles tournent lentement autour du cadran, retraçant le fil du temps qui passe.

A l'extérieur, le parvis est prit d'assaut par les groupes de touristes, asiatiques pour la plupart. Au fil des années, j'avais heureusement gagné la confiance de Martin, le vigile posté à l'entrée. Un bonhomme de deux mètre, qui paraît un peu brut de décoffrage au premier abord, mais qui s'avère être un gros nounours en réalité. Avec mes entrées privilégiées, nous passons avant la populace, grillons la queue non sans une certaine fierté, et débarquons dans le hall principal du musée. Je pris un instant pour laisser échapper un soupir de découragement en apercevant la foule de journaliste au fond. Ces rapiats vont réussi à me gâcher mon plaisir !

Je passe au milieu des étudiants en art, assis en tailleur, occupés à recopier le moindre détail des statues, et me précipite vers le rassemblement. Après tout, il n'y a rien de mieux que de suivre les vautours pour trouver la carcasse.

_ Octavia ! Crie Eloïse dans mon dos.

Mais je ne m'arrête pas et continue mon parcours du combattant. Etant petite, je parviens à me faufiler au travers du barrage de journalistes, tous armé d'un stylo, d'un bloc note ou d'un dictaphone. Il avait été explicitement expliqué qu'aucune caméra n'était autorisée dans l'enceinte du bâtiment pour la première exposition du tableau de Simon Vouet. Du moins, pas tant que l'œuvre n'aurait pas été restaurée, ce qui ne serait pas le cas avant un an.

En jouant des coudes, et en écrasant quelques orteils, je m'offre la part du lion en débarquant aux première loges. Avec un regard assassin pour la femme qui avait essayé de m'empêcher de passer, je plante mes talons dans le sol et affirme ma position. C'est mal élevé ? Rien à faire, fallait t'imposer ma grande, sinon tu ne réussiras jamais dans ton métier, je remarque pour moi-même.

Je tourne alors la tête, impatiente de découvrir ce chef d'œuvre, et sens mon cœur faire un bond dans ma poitrine. Ma bouche s'ouvre légèrement alors que mes yeux fixent la toile sans que mon cerveau puisse imprimer ce qu'ils voient. J'ai l'impression que le temps se suspend autour de moi alors que je détaille les contours d'un visage étrangement familier : jeune, les yeux en amande, aussi noirs que la nuit, un nez légèrement retroussé, un grain de beauté planté au milieu de la joue. Sur des épaules dénudées coule une cascade de cheveux bruns, se mêlant au corsage d'une robe de brocart bleu. Le modèle parait plus réel que si elle se tenait devant moi, et ressemble trait pour trait à ce que je vois dans un miroir le matin. D'ailleurs, pendant un court instant, je me dis que c'est justement un miroir que je regarde et fixe comme une imbécile.

Mais non, c'est bien le fameux tableau. Peint au XVIIème siècle, encadré par du bois doré, et enfermé dans un écrin de verre. Il n'y a aucun doute. Il n'y a aucun doute non plus que c'est moi qui se trouve sur cette peinture. Moi, Octavia Kerastel, fêtant ses dix-neuf ans en cette année 2020.

_ Impossible, je souffle, incrédule. 

Si je me suis toujours beaucoup amusée des coïncidences, celle-ci ne me fait pas rire du tout. Je regarde rapidement autours de moi. Les spectateurs sont bien trop absorbés par la fausse moi qu'ils ne remarquent même pas la présence de la vraie. Une chance que je ne compte pas laisser passer. Je fais demi-tour et rebrousse rapidement chemin pour éviter un quelconque rapprochement. Encore sonnée, je déambule dans le couloir, avant d'atterrir dans le hall de la gare. Je tombe sur mes amis, surpris devant mon air hagard. Mais je ne dis rien, incapable de prononcer le moindre mot. J'hésite encore à retourner sur mes pas et demander des droits d'auteur, seulement je ne suis pas certaine que les conservateurs d'Orsay comprennent le trait d'humour.

_ Alors ? Me demande Pierre en arquant un sourcil. On n'a même pas pu s'approcher de nos amis journalistes sans nous faire rouer de coups. Et toi ? Tu as eu plus de chance ?

Je secoue négativement la tête. Je ne sais même pas pour quelle raison je viens de leur mentir. Après tout, ce n'est pas comme si c'était si flippant que ça, non ? Ça arrive tous les jours, que des gens tombent sur leurs sosies, que ce soit dans le présent ou dans le passé. Une séquence génétique qui se répète exactement de la même façon. En soit, c'est plutôt moi la contrefaçon, puisque cette jeune fille a vécu au XVIIème siècle.

_ Il y avait trop de monde, je persiste sans trop savoir pourquoi. J'ai perdu un orteil dans la bataille mais je n'ai pas gagné le droit de m'approcher. C'est qu'ils sont virulents ces journalistes ! Je te parie qu'ils sont payés au nombre de reportage...

_ Oui c'est probablement le cas, renchérit Eloïse. Bon alors, on fait quoi ? On attend un an qu'ils le restore et on prend notre mal en patience. Enfin, tu prends ton mal en patience ? Oui parce que nous, ce n'est pas qu'on s'en fout un peu, mais c'est presque ça.

Je lui sers un regard faussement furieux. En réalité, je suis soulagée qu'ils ne soient pas plus intéressés que ça par la peinture. Je leur fais signe de se lever, et ils obéissent. Pierre marche en tête, suivit d'Eloïse, tandis que je reste en retrait. Cette découverte m'a plus secouée que je ne l'aurai cru avant de venir ici. Disons que je ne m'attendais pas du tout à ce qu'un truc pareil me tombe dessus.

_ Mademoiselle ! Appelle une voix derrière moi.

Je mets du temps à réaliser que c'est à moi que s'adresse le géant qui court dans le hall du musée. En m'arrêtant, je constate que mes amis sont presque arrivés à la sortie. Tant pis, je les rattraperais plus tard. Le jeune jeune homme tient dans sa main levée une montre à gousset et me la tend en arrivant devant moi. Je hausse les sourcils.

_ Vous avez fait tomber ça, dit-il avec un rapide sourire sur son visage longiligne.

_ Ce n'est pas à moi, je rétorque. Vous avez dû faire une erreur.

Comme je tourne les talons et m'apprête à retourner auprès d'Eloïse, l'inconnu insiste :

_ Octavia Kerastel ?

Je m'immobilise, sentant un courant froid glacer mon échine. Je pivote légèrement vers lui, plisse les yeux et l'observe comme s'il s'était soudain transformé en singe parlant. Il n'a pas l'air d'un maniaque sexuel, d'un voleur de bas étage ou d'un dérangé du bulbe, et pourtant, je me méfie.

_ Comment connaissez-vous mon nom ? J'interroge, suspicieuse. Qui êtes-vous ?

Il sourit et fait un pas vers moi. Aussitôt, je recule, croise les bras sur ma poitrine en un geste protecteur.

_ Ambroise Lafaille, se présente-t-il en inclinant la tête. En réalité je vous attendais. J'attendais la jeune fille présente sur le tableau.

Octavia KerastelWhere stories live. Discover now