Prologue

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À La Cuisse Dorée, tous les hommes étaient les bienvenus. De préférence les poches pleines et l'âme en peine. Car un individu esseulé était toujours plus généreux qu'un boute-en-train envers les filles de monsieur Enguerrand.

Dans ce grand hôtel particulier de Paris, tout respirait le luxe et la luxure. Les coussins rouges faisaient ressortir les moulures dorées des décorations, les canapés formaient une ronde aimable autour des tables basses surchargées de verres et d'alcool. Les carafes en cristal tintaient joyeusement, les rires fusaient, mêlés à des sons plus graves et plus sensuels. Bon, certes, parfois factices, mais on ne pouvait demander à ces messieurs de savoir satisfaire les filles. Dont la plupart, à force de pratique, étaient désormais plus portées sur les femmes. Mais, ça, Léopoldine s'en fichait bien.

Non, elle préférait observer toute cette cohue, ce mélange de corps souvent fort peu harmonieux. Elle ne faisait pas partie des prostituées de La Cuisse Dorée, mais y vivait depuis bien plus longtemps que la majorité des employées. Aussi avait-elle assisté à de nombreuses rixes pour une dame battant des cils, à des descentes de police se soldant bien souvent par un arrangement en nature. L'homme était un être facile à corrompre.

Par contre, Léopoldine n'avait encore jamais vu une dame de la noblesse se pointait à La Cuisse. Plus encore au bras de son époux.

-À qui ai-je l'honneur ? s'enquit monsieur Enguerrand, en venant les accueillir en personne.

De son poste en hauteur, elle pouvait clairement voir les nouveaux venus. Nombre de filles et de clients les regardaient, un peu surpris. D'autres lorgnaient la femme avec un regard appréciateur. En retour, cette dernière leur jeta une œillade assassine on ne peut plus claire. Ils étaient indéniablement riches. Titrés. Que faisaient-ils là ?

-Voici la Duchesse de Millicent, fit l'homme, un colosse dont la mise élégante ne suffisait pas à dissimuler la carrure d'athlète.

-Et voici le Duc de Millicent, le présenta son épouse. Nous ne sommes pas venus pour discuter de votre trafic de corps humains et féminins, monsieur Enguerrand.

Léopoldine écarquilla les yeux. Ça, pour être directe, elle était directe, cette bas-bleu ! D'ailleurs, son Duc de mari avait bien du mal à dissimuler un sourire amusé.

-Heu... Les Millicent, dites-vous ? Suivez-moi.

En les voyant monter les escaliers conduisant à son balcon, la jeune femme eut une bouffée de panique. Oh oh... Elle était censée travailler, pas espionner les affaires de la maison close ! Tournant sur elle-même, elle émit un gémissement affolé... Avant de plonger derrière les rideaux servant à privatiser le balcon.

-Monsieur le Duc, faisait Enguerrand, en leur présentant les canapés d'un rouge luxueux. Je ne comprends pas en quoi ma modeste personne peut vous venir en aide...

Ha, ça ! Il fallait vraiment quelqu'un de puissant pour le mettre dans ses petits souliers, celui-là ! D'un autre côté... Léopoldine retint son souffle, ravie pour une fois de la petitesse de sa morphologie. Personne ne devait voir l'ombre d'une courbe derrière le rideau, de là où ils étaient. Sinon, gare à elle !

-Nous cherchons un sorcier compétent, lâcha le Duc.

-Un... Un... balbutia son patron. Mais, je ne vois pas de quoi...

-Foutaises, cingla la Duchesse. Nous n'avons pas fait tout ce voyage pour ouïr des mensonges. Nous cherchons une personne douée de magie, et nous avons entendu dire qu'une telle personne se trouvait entre vos murs.

-Je... Non...

-Monsieur Enguerrand, fit le timbre bas du mari, menaçant. Vous qui travaillez pour des vampires, vous devez nous connaître, moi et ma famille, de réputation.

Le déglutissement parfaitement audible fit écarquiller les yeux de Léopoldine. Les Millicent... Attendez, ce n'était tout de même pas...

-Sorcier, mage, ensorceleur, appelez-le comme vous le voulez. Mais nous devons lui parler.

-Il est mort, bafouilla-t-on. Il est décédé il y a trois semaines, croqué par un loup-garou. Je suis sincèrement désolé, je...

-Vous mentez.

Il y eut un profond silence. Un frisson de peur courut sur la peau de la jeune femme. L'accusation portait son lot de menaces imagées. Tout du moins pour elle.

-Nous reviendrons demain, décréta la Duchesse. Soit vous persistez, soit vous nous laissez voir votre magicien.

-Attendez-vous à des mesures à la hauteur de votre décision, ajouta son époux d'une voix presque douce.

Tétanisée derrière son rideau, Léopoldine attendit de les voir passer en contrebas, avec le propriétaire des lieux, avant d'oser sortir de sa cachette. Les yeux écarquillés, elle avisa les lieux de l'entretien, le cœur battant la chamade. Qu'allait-il donc se passer demain soir ? Car si les rumeurs ne mentaient, les Millicent étaient tout sauf des enfants de chœur. Ils allaient...

-Qui êtes-vous ?

Le murmure, tout contre son oreille, manqua la faire hurler tant elle était tendue. Elle parvint néanmoins à se contenir. Cela ne lui permit pas, par contre d'échapper à l'inéluctable chute : en pivotant sec elle se prit les pieds dans le tapis, chancela... Et tomba à la renverse, manquant de peu le canapé. Manque de chance pour elle, c'est sur son fessier qu'elle atterrit.

-Fichtre ! s'exclama-t-elle. Qui est-ce qui...

Les mots moururent sur ses lèvres. Car, accroupie sur son genou, une minuscule fée aux ailes déployées la contemplait.

3. La Cuisse DoréeWhere stories live. Discover now