première nuit

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Il fait noir, j'ai pas envie d'allumer. J'verrai mon torse. Y'a que la cigarette qui diffuse une lueur tremblante. La fenêtre d'ma piaule est ouverte, ma peau est recouverte de frissons et j'suis planté, là, nu, devant l'embrasure. Y'a quelques jours, j'ai osé appeler le téléphone rose. J'l'entendais causer, me dire des « chéri, contrôle-moi » et moi qui respirait de plus en plus rapidement. J'ai eu peur. J'ai raccroché. Ça m'a coûté cher, presque quatorze euros pour entendre une meuf soupirer dans mon oreille. J'devrai même pas faire ça, j'devrai regarder un bon film de cul gratos et m'astiquer comme tout mec le fait, mais non.

Ça fait au moins une semaine que j'suis pas sorti de chez moi ; peut-être qu'il pleut. Aucun contact extérieur ; j'ai peur de la foule. Mais malgré tout, j'ai besoin de savoir que j'existe, que quelqu'un sait que j'suis là. Alors, là, sur un coup de tête, j'attrape une seconde clope que j'allume avec le mégot de la première et je compose le numéro.

« Bonsoir, mon chou, je suis Elise..., elle susurre et sa voix est envoûtante. J'ferme les yeux. J'm'assieds.

Salut... Je suis Ken.

C'est un joli prénom ça, tu m'appelles pour quoi Ken ?

J'ai besoin de-..., avais-je besoin de parler ? qu'elle s'occupe de moi ?

Tu veux que je t'aide, c'est ça ?

Ouais, ma main se pose lentement sur le bas de mon ventre.

Dis-moi ce que tu aimes.

Dis-moi des trucs sales. »

Un dernier soupir et je me laisse aller. Je sens le sourire dans sa voix quand elle chuchote « ça t'a plu », j'hoche la tête puis j'me rends compte qu'elle ne me voit pas. Je murmure un oui tout faible, je m'apprête à raccrocher :

« Tu veux parler ?

Ça va me coûter encore plus cher.

T'es pas à ça de près, ça fait déjà vingt minutes que t'es là, je laisse un léger silence s'installer.

Tu penses qu'on peut se laisser mourir ?

C'est à dire ?

Si on laisse la tristesse nous consumer, si on mange plus, on dort plus, on vit plus.

Oui. C'est même automatique à un certain moment, chez l'Homme, l'autodestruction.

Mh, certainement... Sauf chez les optimistes, peut-être ?

Non, même eux finissent par abandonner à un certain moment ; leur échec c'est la vieillesse. Tu as beau être optimiste, la vieillesse arrive toujours puis suit la mort. La mort ne ment pas ; tout le monde perd.

Et tandis qu'elle parle, moi, j'observe mes côtes qui, chaque fois que j'respire, percent un peu plus ma peau ; un peu plus haut, un peu plus fort. Je passe mes doigts sur les os, je tapote, j'les fait tinter. Ça fait mal ; elle prononce le dernier mot de sa longue tirade. Aucun bruit, je n'ose plus parler ; j'ai peur, peur qu'elle s'enfuie alors que c'est moi qui paie pour l'entendre me balancer la vérité à la gueule, moi qui paie pour pouvoir trouver une autre raison de chialer ; moi qui paie pour trouver une bonne raison de crever.

« T'as quel âge, Ken ?

Vingt-sept. Je suis un de ces clichés de trentenaire dépressif, sans boulot stable qui rêve seulement de se crever les yeux.

Dis pas ça.

J'dis que c'que j'pense, Elise. »

Elle a fermé sa gueule une dizaine de secondes. Silence. Bonheur. Quiétude.

Payer pour l'entendre "silencer".

Elle a finalement repris :

« T'as pas peur de l'oubli ?

J'ai peur que les gens se souviennent de moi. »

l'Amour est mort en basOù les histoires vivent. Découvrez maintenant