Amour: VIII

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           « Il est trop tôt »



Il avait repris son masque d'impassibilité, et m'appliqua un baûme aux senteurs de romarin. Je l'en avais remercié. Il n'avait rien répondu.

Sans un regard pour moi, il  -je commençais à m'y habituer-        alla à la cuisine et en ressortit avec d'énormes morceaux de viande encore tout sanguinolent. Il sortit avec. 
Sûrement pour les chiens.

L'habitat paraissait plus grand de l'intérieur, tellement tout était bien rangé et propre.
Un simple noren en soie, rideau traditionnelle, repliée sur lui-même d'un côté, séparait le salon de la pièce où je me trouvais. Les planches craquaient un peu sous les pas, mais on les sentaient solidement emboîtés. Un pouf un peu usé, quelques tabourets, une large peau de bête en guise de moquette, une bibliothèque abondante de livres constituaient tout le luxe de la salle de séjour.

La pièce où j'étais devait être celle où il recevait les gens venus le consulter. Une petite table basse à pattes de lion où trônait un cendrier de bois blanc, des peaux de bêtes éparpillées au sol en guise de chaise concourait au décor. Mais ce qui frappait au premier regard, c'était le meuble accolé au mur divisé en quantité de rangements. Chaque compartiment était fermé par une clé, qui ne quittait plus son trou et restait là à pendouiller. L'un d'eux était pourtant resté ouvert, dévoilant dans un bocal, un gecko blanc   -sorte de lézard-   noyé dans un liquide vert comme s'il infusait.
Je déglutis.

Une légende urbaine disait que le gecko, surtout le blanc, aurait une énergie spirituelle instable. Oscillant selon l'influence des esprits entre le bien et le mal. L'on enfermait des gecko pour les neutraliser lorsqu'ils étaient associés à des esprits ou individus malfaisants qui passaient par eux pour semer le mal et parfois même la mort.

Était-ce le cas de celui-ci? Ou peut-être le boirait-il seulement comme un thé, ou le prescrivait-il en remède miracle. Je n'osais pas imaginer ce qui se trouvait dans les autres rangements. Des serpents? L'autre moitié d'oreille du chien roux? Ou des testicules de rat?

Des bulles se formèrent.
Le lézard se mit soudain à bouger. Il se colla au verre. Il était encore vivant! Je ne distinguais pas bien ses yeux à cause du liquide vert, mais on dirait qu'il me fixait. J'étais horrifiée, je ne savais pas trop comment interpréter cette réaction.

C'est ce moment que choisit notre cher monsieur On pour revenir.

Comme s'il savait quelque chose ou avait tout vu, ses yeux se posèrent directement sur le bocal, il observa le reptile d'un air sérieux, puis se contenta de refermer le rangement.
Il ouvrit une autre division et en sortit une boîte oû était soigneusement gardée un kiseru, pipe traditionnelle, déjà garnie, l'alluma avant de s'assoir en tailleur sur une peau de bête. Il s'adossa à son aise contre la paroi et commença à aspirer les premières bouffées puis à les exhaler doucement .Une douce odeur de kizami, tabac fin, se répandit rapidement dans l'air. Les paupières mi-closes, le regard embrumé, il semblait s'évader.

Un silence pesant s'installa. Pour moi, c'était le comble de l'ignorance. Un peu énervée, je me décidai à parler, restant malgré tout polie:

- Sumimassèn, pardon commençai en faisant une courbette, tellement profonde que je me cognais le front contre la table basse.

- Itai, aïe

Il n'y a qu'à moi que ce genre de choses arrivent.

Même cette maladresse n'éveilla aucune réaction chez lui. Quoique... Je pouvais dire sans me tromper qu'un coin de sa bouche avait bougé.

Pleine d'espoir, je continuai:

- Je me présente Myuri Kaida, j'ai 14 ans.

Je lui racontai les grandes lignes: de mon accident, en passant par mon séjour à l'hôpital, jusqu'à ma venue.

Il avait fermé les yeux dans une attitude de nonchalance extrême.

- Je... Je ne sais pas trop. Peut-être pourriez-vous m'aider. Yoroshiku Onegai Shimasu!, je m'en remets à vous! affirmai-je en l'accentuant d'une autre courbette.

Il ouvrit les yeux, jeta les résidus de tabac, regarni sa pipe et refuma. Les paupières à nouveau closes.

Malotru...

- On parle beaucoup de vous au village mais personne ne sait votre nom. On vous a surnommé Monsieur On. N'essayez pas de comprendre pourquoi c'est une longue histoire. Je suis venue parce qu'il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Sur moi, sur ce qui m'est arrivée. C'est assez irréaliste, mais c'est bien réel et ça m'est arrivé. Je ne crois pas trop au paranormal et tout ça, bah si un peu qu'à même. C'est juste que c'est parfois tellement incroyable que ça me dépasse. Je reste quelqu'un de très spirituel, je priais souvent mon père au temple qu'il me protège ma mère et moi. Enfin, je ne sais pas trop pourquoi c'est vers vous que je me suis tournée, un peu par curiosité aussi, mais j'ai aussi pensé que vous seriez peut-être le seul capable de me comprendre. Même si au fond de moi je voulais surtout quelqu'un à qui parler.

Il rouvrit les yeux, mais ne dit mot.

Il commençait sérieusement à me taper sur le système. Mais je ne pouvais m'empêcher de ressentir une empathie singulière pour lui, j'avais le sentiment que quelque part on se ressemblait. Il y avait une once de tristesse dans ses yeux.

- Vous n'êtes pas seul vous savez, et même si je suis énervée, je ne vous déteste pas. Assurai-je en le regardant essayant de capter son regard.

Il déposa sa pipe, se leva, et sortit de la pièce.
Le temps passait et il ne revenait toujours pas.
Inquiète, je me levai et vint au salon. Il était là, la poignée de la porte déjà entrouverte en main. On dirait qu'il attendait?

Je pris quelques minutes avant de comprendre qu'il me congédiait. Frustrée, ne retenant plus ma colère, je me mis à sa hauteur prête à lui cracher ma façon de penser au visage.

Il me stoppa net de son regard. Les yeux dans les yeux, il me dit:

- Il est trop tôt Kaida-san, mademoiselle Kaida.

Après ces paroles dites avec une certaine tendresse, il me ferma la porte au nez.

Maintenant c'est moi qui était bouche bée. Je restai quelques minutes hébétée, avant de me décider enfin à partir.

Il faisait déjà nuit. Je me mis à pédaler lorsqu'un étirement me rappella à l'ordre.
  Mon pied!  J'avais réussi à me déplacer sans plus m'en préoccuper. Et pour cause, je n'avais plus eu mal, jusqu'à maintenant car j'avais légèrement abusé.
Il méritait bien sa réputation.

Toute contente et reconnaissante, je hurlai:

- Arigato gozaimasu! Merci beaucoup! accompagné d'un coucou de la main.

Et je me remis en route, le cœur léger.


Dans la cabane, quelqu'un lui avait répondu, en silence, le sourire aux lèvres.

Amoureuse de mon chatWhere stories live. Discover now