10. Du plomb dans la cervelle

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Alston gardait les muscles tendus, depuis sa discussion — qu'il voyait plus comme une confrontation — avec Robbie Topping dans le salon. Il espérait de tout cœur que le déjeuner se déroule de la meilleure façon possible, n'étant pas d'humeur à tolérer quoi que ce fût de plus de la part de ce jeune criminel dont l'insolence lui hérissait le poil. Nerveux, il glissa ses doigts entre ses mèches rousses en désordre, et s'autorisa un soupir aussi bruyant que las, avant de se diriger d'un pas digne et martial dans la salle à manger.

Il ne prêta qu'une attention toute relative à la décoration de la table, qui était, pour l'occasion, drapée dans une superbe nappe couleur bordeaux. Un domestique en smoking noir terminait de disposer les couverts à côté des assiettes, sous le regard bienveillant de Doris. L'homme politique se retint de montrer la moindre marque de dédain, mais ne se priva pas de houspiller son épouse en son for intérieur ; comment pouvait-elle ne serait-ce qu'envisager le personnel de maison comme des humains à part entière, de potentiels amis, même ?

Peut-être cela avait-il à voir avec son éducation stricte et particulièrement austère, mais il ne parvenait pas à discerner la moindre once de libre arbitre chez ces gens qui partageaient sa demeure — quoi qu'il fût davantage chez lui dans les hôtels qui lui servaient de repaire pendant la majeure partie de l'année. Il ne pouvait tout simplement pas concevoir que ces personnes puissent ressentir des choses, il se cantonnait à leur attitude professionnelle et ne voyait pas plus loin. Alston Crawford était riche, mais ne brillait ni par son intelligence, ni par son discernement.

"Tu es bien maussade, d'un coup", observa la femme, ne le regardant que du coin de l'œil tout en acquiesçant en réponse aux questions des domestiques.

Le rouquin dirigea ses prunelles vertes vers elle, la fixa intensément pendant quelques secondes, et voyant qu'elle ne bronchait pas, il fronça un sourcil. Habituellement, elle détournait les yeux la première, lassée et importunée par sa présence, mais là, elle soutenait clairement son regard avec une défiance toute insolente. Si elle s'y mettait, en plus de ce satané Topping, ça n'allait pas être tâche facile que de surmonter ce déjeuner. 

"Je suppose que notre visiteur ne te plaît pas du tout, au vu de ton air très contrarié. Il me semble charmant, en tout cas.

— Bah, je me doute bien qu'il correspondra toujours plus que moi à ton genre d'homme. Honnêtement... (Il examina un instant la silhouette de petite taille qui s'affairait à choisir le premier vin qui serait servi à table.) Je ne sais pas ce qui me contrarierait le plus, si tu fréquentais un autre homme parce que tu ne veux pas de moi. Que ce soit Topping, ou bien ce petit valet insupportable aux airs fouineurs... Dans les deux cas, tu me décevrais beaucoup."

La réaction de Doris ne tarda pas. Il s'attendait à de la colère, ou éventuellement à une gifle, mais rien de tout ça n'arriva. Elle laissa simplement un léger rire s'échapper d'entre ses lèvres, un de ces rires cristallins qui avaient le don de charmer n'importe qui. Alston avait appris à y devenir indifférent, mais cela l'agaçait.

"Moi, avec Howard ? C'est ridicule. Il est mon valet, pas mon amant, et même si je l'apprécie beaucoup, ce n'est pas ce genre de relation qui m'intéresse avec lui. Il est un partenaire de conversation convenable et se débrouille à merveille aux échecs, c'est tout ce qui me ravit à son propos. Il n'y a rien, Alston. (Il eut un instant l'impression qu'elle considérait l'idée de se lier à ce domestique plus intimement, et ce uniquement pour lui causer du tort.) Pas plus qu'avec ce jeune homme charmant qui ne semble pas avoir la trempe d'un criminel. Ma solitude me convient."

L'homme se retint de grommeler quelque chose, et se gratta la joue, mal à l'aise. Il n'aimait pas vraiment avoir des domestiques en effervescence autour de lui, ça contribuait à le stresser, à lui donner envie de se laisser tomber sur un fauteuil, devant un bon feu, et de rester aussi immobile que les bibelots disposés çà et là dans la demeure. Sa femme semblait, à l'inverse, se délecter de la situation. Il lui avait toujours connu un côté malicieux et manipulateur, mais pas à ce point.

"Puisque tu mentionnes notre invité, puis-je savoir où il est ? questionna-t-elle, la curiosité clairement perceptible dans sa voix.

— Dehors. Il voulait voir un peu les jardins à l'arrière, avant de déjeuner.

— Et tu ne l'accompagnes pas ? (Elle haussa un sourcil intrigué.) Tu es donc un si mauvais hôte, en plus de faire un époux exécrable ?

— Il a insisté pour y être seul... se justifia Alston.

— Allons, ne vous disputez donc pas pour moi, braves gens !"

Mari et femme se tournèrent d'un même mouvement vers la source de la voix, qui s'approchait d'eux avec son air désinvolte peint sur le visage. Le sourire moqueur et les yeux rieurs étaient toujours là. Doris fixa quelques secondes la cicatrice près de son œil, puis se concentra bientôt sur l'homme dans son ensemble, peu désireuse de sembler indiscrète quant à la blessure. Le principal concerné ne semblait pas s'en offusquer. Il observait le rouquin, lequel crispait nerveusement ses poings.

"Nous passerons à table très bientôt, décréta le maître de maison. (Puis, se tournant vers les domestiques.) Dépêchez-vous d'apporter un vin et de quoi patienter avant l'arrivée des plats.

— S'il vous plaît", jugea bon d'ajouter la blonde, non sans un regard réprobateur à l'adresse de son rustre d'époux.

La plupart des employés de maison se dispersèrent afin de mener à bien leurs tâches. Howard, lui, se tenait devant un meuble d'acajou finement sculpté, observant minutieusement deux bouteilles de vin ; lequel servir en premier ? Il n'avait jamais été un grand connaisseur en la matière, mais en savait assez pour déterminer ce qui faisait un bon vin. Dame Crawford l'avait sollicité pour ça, sans savoir qu'il n'était pas le plus apte à accomplir son devoir, mais elle ne lui avait pas laissé le temps de s'exprimer, et il ne se le permettrait pas en présence d'un invité...

Il sursauta lorsqu'il sentit un contact sur son épaule. Les bouteilles se trouvaient heureusement bien à l'abri sur le meuble et non dans ses mains. Le domestique se retourna et croisa le regard bleu pétillant de l'excentrique criminel. Celui-ci affichait un sourire sympathique et plutôt rassurant.

"Oh, navré de vous avoir fait peur. (Il lança un regard par-dessus son épaule, adressé au rouquin.) Je n'apprécie pas la conversation de ce monsieur, alors je me suis éclipsé avec comme prétexte l'envie de choisir moi-même mon vin."

Topping soupira et passa les doigts dans ses cheveux blonds.

"Donnez-moi donc celui que vous voulez, je n'y connais pas grand chose, de toute façon. Tant qu'un vin est coûteux, ça me suffit à l'apprécier, sauf s'il est réellement immonde. Voyons... un cru de 1903 et un de 1908. Le vin est meilleur vieux, à ce qu'on dit ?

— Les connaisseurs le pensent, admit le valet en lui tendant la bouteille la plus ancienne.

— Faisons leur confiance, alors", ajouta le blond avant de s'éloigner.

Howard se hâta de quitter le champ de vision d'Alston, conscient du regard que celui-ci lui jetait. Un calme olympien régnait à présent dans la salle, contrastant avec la précédente effervescence. Topping observait avec circonspection la bouteille de vin, déchiffrant scrupuleusement l'étiquette comme s'il eut souhaité se soustraire à la conversation qui pourrait hypothétiquement débuter.

Doris sentait la tension envahir la pièce, et songea que c'était bon signe. Si les deux hommes ne s'appréciaient pas, cela voulait sans doute dire que l'alliance entre eux n'avaient pas lieu d'être. Robbie Topping n'aiderait pas le Parlement, cette soi-disant "révolte" irait bon train dans la ville basse, et ainsi, Alston quitterait rapidement le manoir. C'est tout ce à quoi la belle femme aspirait ; elle n'avait visiblement pas besoin de s'en mêler puisque ces deux-là ne s'appréciaient déjà pas.

"Échec et mat, Alston. Si tu croyais que j'allais rester passive tout du long, tu te trompes. J'en ai plus qu'assez de rester cloîtrée ici sous ta surveillance, songea-t-elle, réprimant le sourire qui lui venait aux lèvres. Me voilà impatiente de te mettre du plomb dans la cervelle."

Arcadia, Tome 1 : La chute de la CapitaleWhere stories live. Discover now