Chapitre Seize (Bis), Quand un « Un, deux, trois Soleil » aurait été préférable.

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***

Lorsqu'Annabelle sortit de la chambre, les bras chargés de la volumineuse robe jaune qu'avait choisie la princesse pour son anniversaire, elle n'aurait su dire si elle préférait se liquéfier sur place ou attendre patiemment que sa mort vienne, recroquevillée dans le coin d'un couloir anonyme.

Elle vivait un véritable enfer depuis des semaines dans le fief de Mhùron, allant d'une découverte macabre à une autre, plongeant de plus en plus profondément, dans un abysse dont elle était de moins en moins certaine de sortir indemne, mais ce qu'Eleon venait de lui faire subir était encore pire. Si les enfers avaient une place spéciale, plus sombre et plus triste, elle y était enfin arrivée.

Pressant le tissu soyeux, contre sa propre robe, elle prit une longue inspiration, tentant de calquer le rythme de son cœur à celui de ses pas, plus lents.

Elle se détestait d'aimer encore Léné et elle se haïssait bien plus d'avoir senti la joie enfler dans sa poitrine en l'entendant prononcer ces trois mots. Trois petits mots qui représentaient plus pour elle que n'importe quoi.

« Je l'aime. »

La jeune femme se pinça les lèvres.

Cela faisait-il réellement une différence ? Ils n'évoluaient plus dans le même camp. Ils ne l'avaient peut-être jamais fait. Léné était un fidèle de Mhùron, et, quoi qu'il ressente pour elle, il en resterait ainsi. Léné la protégerait en cas de danger. Il l'avait toujours fait et continuerait, où que soient placées ses allégeances. Mais ils ne pourraient pas compter sur lui en cas d'évasion. Léné ne partirait pas avec eux.

Tandis qu'elle marchait, laissant l'habitude guider ses pas, le sourire de la princesse s'épanouit devant ses yeux embués. Annabelle avait de plus en plus de mal à comprendre Eleon. À la fois si froide, si impitoyable et pourtant enfantine. Une personnalité double, difficile à déchiffrer.

À quoi avait rimé son jeu ? Toutes ces révélations ? Voulait-elle la faire encore plus souffrir ? Allumer une étincelle d'espoir dans son cœur pour l'éteindre aussitôt ? Mettre Diya tant en colère que la vampire outrepasserait les ordres pour venir égorger sa rivale dans son sommeil ? Et pourquoi risquer les foudres de son père en lui donnant la réponse qui, peut-être, était la clef de leur évasion ?

Mourir...

Non. Eleon n'avait pas risqué grand-chose. Cette nouvelle information ne l'avançait pas vraiment. Mais elle trouverait. Ils trouveraient. Et ça fait, ce sera à leur tour de se délecter de la défaite de leur ennemi.

Tandis que la jeune femme, plongée dans ses pensées, remontait les longs couloirs qui la séparaient de l'aile des artisans, elle continua de réfléchir. Mais c'est le visage de Léné qui revenait sans cesse dans son esprit. Ce sont ses yeux teintés de tristesse et de désir qu'elle se remémorait lorsqu'elle heurta de plein fouet un homme bien plus grand qu'elle. Bafouillant des excuses et sans relever les yeux, elle contourna le courtisan avant que ce dernier ne l'attrape par le bras.

Un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale tandis qu'elle relevait le menton, craignant le pire. Son sentiment de malaise enfla brusquement, brûlant ses joues, lorsque son regard se posa sur Misia Lo Gaï pulsant et illuminant un large torse seulement vêtu d'un long gilet pourpre sans manche. Elle remonta lentement sur un visage au hâle mat, orné de deux yeux aux iris noirs. Annabelle avait toujours le souffle coupé lorsque Silla Mhùron la regardait tant les traits qui la surplombaient étaient beaux et ciselés. Si l'extérieur était aussi extraordinaire que l'intérieur était pourri, elle ne pouvait imaginer à quel point le cœur du roi ombrien devait être corrompu par la haine et la soif de vengeance.

Les yeux d'Annabelle redescendirent jusqu'à la Pierre de Sang. Ce n'était plus qu'une question de jours avant qu'il ne s'en appropriât les pouvoirs. Une centaine d'heures et le monde basculerait sous sa coupe. Terre après terre. Peuple après peuple. Il ne lui suffisait que d'une larme.

Ils n'avaient pas le droit de laisser ça arriver.

— Je vous cherchais, apprentie.

Annabelle sursauta, reportant son attention sur le visage auréolé de cheveux d'argent du roi. Ses mains tremblantes étaient cachées sous les plis de la robe d'Eleon.

— Pourquoi ? demanda-t-elle d'une voix, qui, à son soulagement, lui parut plus ferme que ce qu'elle ressentait vraiment.

Mhùron fronça les sourcils. Ses doigts s'approchèrent du visage d'Annabelle, effleurant de son pouce le coin de ses cils. Elle retint sa respiration, s'empêchant de reculer de dégoût.

— Ma fille aurait-elle encore maltraité l'une de ses suivantes ?

— Elle ne me fera jamais plus que ce que vous nous avez fait, répondit-elle, serrant les dents.

— J'en doute. Eleon n'a rien à m'envier lorsqu'il s'agit d'inventer des jeux tortueux. Mais elle est jeune et dictée par ses caprices. Elle ne voit souvent, pas plus loin que ces petites vendettas personnelles. Pourtant, le monde est bien plus vaste, à plus à nous offrir. Il faut penser sur le long terme. C'est ce que j'essaye de lui inculquer.

Annabelle refusait de discuter de l'esprit torturé d'Eleon avec son père encore plus fou. C'était une pente glissante qu'elle ne voulait pas emprunter. Elle changea de sujet.

— Vous me cherchiez.

Le roi sourit, la laissant le détourner de leur conversation.

— Je voulais vous demander des nouvelles de mon enfant. Je n'ai pas vu sa mère depuis des jours, il semblerait qu'elle m'évite.

Annabelle refoula le ricanement méprisant qui était sur le point de déborder de ses lèvres et lui offrit à la place un sourire crispé.

— Ils vont bien. Tous les deux.

— Parfait. Parfait. A-t-elle reçu les cadeaux que j'ai fait apporter pour elle dans sa chambre ?

La jeune femme eut une vision de la belle et grande chambre qu'elle partageait avec Euridice et des amas d'étoffes et d'écrins de velours qui gisaient dans l'un de ses coins, prenant la poussière.

— Les robes et les bijoux ?

Silla hocha le menton.

— Oui. Mais elle préfère porter des tenues plus... commodes.

— Si je ne la vois pas d'ici l'anniversaire de ma fille, dites-lui que sa présence est souhaitée. (Annabelle ouvrit la bouche pour lui annoncer que même dans ses rêves, jamais Euridice ne viendrait s'afficher aux côtés de leur ennemi, mais Mhùron ne lui en laissa pas le temps, devinant ses pensées.) Ce n'est pas une requête, apprentie. Mais bien un ordre. Si elle ne daigne pas m'accompagner, je ferai démembrer son précieux elfe juste devant ses yeux. Qu'elle n'oublie surtout pas que les libertés que je vous accorde, tiennent exclusivement de mon bon vouloir. Vos vies sont miennes. Me contrarier ne serait pas très malin de sa part.

— Je lui dirai.

— Bien.

Le roi baissa les yeux sur le tissu soyeux.

— Est-ce la robe que ma fille a choisi de porter lors de sa soirée d'anniversaire ?

Annabelle resta un moment sans voix devant le badinage inoffensif de Mhùron – elle ne le pensait pas capable de discuter de la pluie et du beau temps sans arrière-pensées – puis, avalant sa salive, elle hocha la tête sans le quitter des yeux.

— Mhmm... Ça ne lui ressemble pas.

Avant que la jeune femme ne puisse répliquer ou esquisser le moindre geste, il la contourna et disparut au détour d'un corridor.

La PIERRE de SANG tome 2Where stories live. Discover now